Du lisible au visible

« Manuel d’écologie urbaine » & « Flore des friches urbaines » d’Audrey Muratet, Mur Muratet, François Chiron et Marie Pellaton

Marc-André Cotoni | 31 décembre 2023

Introduction

Dans l’imaginaire moderne marqué par l’opposition « nature-culture », la ville, résolument du côté de la seconde, n’est pas le lieu de la « nature ». Elle en serait même l’exact opposé. Pourtant, à y regarder de près, la nature y est partout présente, à différentes échelles : allées plantées, interstices muraux, rambardes, balcons, jardins, recoins divers… Sous des formes dictées par les structures urbaines contemporaines, très loin parfois de la vision idéalisée que nous en avons, elle montre à quel point elle sait être résiliente. Partant de ce constat, les deux ouvrages que voici, Flore des friches urbaines et Manuel d’écologie urbaine, proposent au lecteur de prendre à rebours nos représentations tant de la nature que de la ville.

Le Manuel d’écologie urbaine revient sur les bouleversements induits par la révolution industrielle, qui a profondément modifié nos façons de vivre en creusant un fossé de plus en plus important entre l’homme et son environnement. Certes, depuis la constitution des premiers milieux urbains, l’homme n’a cessé d’interagir avec son environnement, favorisant certaines espèces, animales comme végétales, ou en faisant disparaître d’autres. Mais à l’heure du bilan, et alors qu’émerge le concept d’Anthropocène, le fossé a pris des allures de rupture. En deux siècles, les villes n’ont cessé de s’étendre en même temps que nos moyens techniques, augmentant notre emprise sur la Terre et détruisant ou fragilisant les écosystèmes.

C’est pourquoi les auteurs du Manuel n’hésitent pas à parler de l’« extrême pauvreté écologique » des habitants des villes les plus denses. L’enjeu dépasse, selon eux, la simple question de la biodiversité : il s’agit d’arracher l’homme à sa « cécité écologique » en lui permettant de vivre pleinement l’expérience de la nature qui l’entoure, nécessaire à sa vie intérieure. L’idée n’est pas de proposer à un public bourgeois de coûteux séminaires ou des retraites en ashram sans électricité ou eau courante, mais quelque chose de plus fondamental : renouer avec la connaissance de notre environnement quotidien. Car si, comme ils l’affirment, chaque être vivant est pleinement dépendant pour son propre équilibre des liens qu’il tisse avec son milieu et l’ensemble du vivant qui l’entoure, alors il y a urgence.

Pour parer à cette paupérisation écologique et sortir d’un imaginaire de l’urbain minéral et dénué de réelle biodiversité, les auteurs s’appuient sur les propositions de l’écologie humaine. Apparue à Chicago dans les années 1920, cette discipline, qui ne connut un vrai engouement qu’après la Seconde Guerre mondiale, propose d’appliquer les méthodes d’analyse des sciences sociales à l’étude du milieu urbain comme écosystème. Ce Manuel dresse un état des lieux des savoirs ainsi acquis et des manques à combler, et détaille les connaissances de base nécessaires à l’appréhension des différents milieux urbains. Vous saurez, au terme de cette lecture, distinguer une espèce urbanophile d’une espèce urbanophobe, et vivre autrement une ville dans sa singularité.

La Flore et le Manuel partagent une approche commune : les écologues ont travaillé avec un photographe et une graphiste, ce qui leur a permis de se détacher des vieux manuels et des flores ennuyeuses que nous avons trop connus. Les photographies, en particulier, parviennent à rendre les ambiances de périphérie urbaine, de lieux délaissés, et restituent ainsi la beauté de cette flore spontanée à laquelle on ne prête d’ordinaire pas attention dans nos déplacements.

La Flore des friches urbaines, en particulier, est une véritable invitation à pratiquer l’écologie, ponctuellement ou quotidiennement, au gré de nos déplacements urbains. Riche de quelque 299 plantes, ce remarquable « herbier méthodique des terrains vagues » et des espaces en marge donne de très nombreuses clés de détermination à travers de courts textes, des tableaux synthétiques – avec des schémas stylisés et simplifiés des plantes admirablement réalisés par Marie Pellaton –, des photographies – notamment de plantes en hiver, lorsqu’elles sont plus difficilement identifiables –, et de précieuses informations que les plantes nous donne sur le site.

Voilà donc deux ouvrages qui, par leur qualité graphique et informative, donnent envie d’explorer la ville les yeux rivés au sol.

Audrey Muratet, François Chiron, Mur Muratet (2019), Manuel d’écologie urbaine, Les Presses du réel, 120 pages, 18 euros.

Audrey Muratet, Mur Muratet, Marie Pellaton (2012), Flore des friches urbaines, Les Presses du réel, nouvelle édition augmentée 2022, 544 pages, 27 euros.