Les mots et les choses

Marchabilité

Jérémy Gaubert | 13 novembre 2019

Introduction

Génèse du terme : « walkability »

Aux États-Unis, à la suite de décennies d’aménagements urbains dédiés au « tout automobile », des mouvements associatifs s’emparent des questions relatives aux alternatives à ce mode de transport autant qu’aux types d’aménagement qu’il induit. Ce sont d’abord les associations de cyclistes qui voient dans la marche un allié contre l’extraordinaire prééminence de la voiture (1).Dans les années 1990, de nombreuses associations sont créées afin de promouvoir des aménagements favorables à la marche (2). Celles-ci vont progressivement consacrer le terme de « walkable » – marchable – à des aménagements urbains, générant ainsi celui de « walkability – traduit en français par marchabilité. Si nous pouvons trouver des occurrences de « walkability » dans des ouvrages antérieurs, ce terme n’est principalement utilisé que pour la « marchabilité » de l’équipement du marcheur : chaussures, chaussettes…

Simultanément, des architectes et urbanistes fondent le mouvement New Urbanism qui intègre la question piétonne dans les aménagements urbains. Aux États-Unis, ces réflexions font référence à des livres qui ont eu de larges échos dans les médias à leur sortie ou plus tardivement dans les milieux universitaires. Nous pensons notamment aux œuvres de Lewis Mumford (1961), Jane Jacobs (1961), William. H. Whyte (1980) et Jan Gehl (1987) qui ont concouru, chacun sa manière, à une pensée renouvelée des espaces publics mettant l’accent entre autres sur la nécessité de ceux-ci, leurs rôles comme support des échanges sociaux et leur habitabilité (« livability »).

À partir des années 2000, dépassant la question de la vitalité des espaces publics, la marche à pied devient un enjeu pour la santé (3), notamment dans le cadre de la prévention des maladies liées à l’obésité. Il existe depuis une effervescence des études sur la marche et ses bienfaits autant en Europe qu’outre Atlantique, les étals des librairies en témoignent. Cependant, si la marchabilité s’applique désormais aux espaces et révèle leurs capacités à être parcourus à pied, son sens et ses définitions diffèrent selon les auteurs.

Que veut dire marchabilité ?

La marchabilité est une notion qui exprime le potentiel piétonnier d’un environnement urbain. Cependant elle est souvent présentée comme un indicateur mêlant des aspects quantitatifs et qualitatifs ; elle peut être soit mesurable lorsqu’il s’agit d’analyses urbaines, soit un principe directeur lors de projets d’aménagement. Les critères de condition de marche permettant de qualifier la marchabilité d’un espace sont très nombreux (la sécurité, la fonctionnalité, l’occupation du sol, le confort, l’accessibilité, la propreté, la présence de végétaux et l’ambiance urbaine) et sont évalués suivant des méthodes dites objectives, via des données disponibles ou relevées, et d’autres subjectives, par des enquêtes auprès des piétons ou de panels ad hoc. Cette approche est caractéristique des recherches de R. Ewing (2006) pour qui la marchabilité consiste à mesurer l’immesurable [Ewing ; 2009], c'est-à-dire à évaluer puis à combiner certains critères : des caractéristiques physiques (largeur du trottoir, de la rue, nombre de voitures et de piétons, conditions météorologiques, etc.), des qualités urbaines (imagibilité, échelle humaine, transparence, etc.) et des impressions personnelles (de sécurité, de confort, etc.). Pour d’autres chercheurs comme J. Speck, adepte du New Urbanism, la notion de marchabilité est plus intuitive et se définit par la satisfaction concomitante de quatre conditions : la marche doit être utile, sûre, confortable et intéressante. 

En fait, tout se passe comme si une fois identifiées les entraves à la marche urbaine, nous les avions utilisées en négatif comme indicateurs d’urbanité (4). Ainsi, la présence d’un trottoir suffisamment large est toujours un critère de la marchabilité, indépendamment de sa nécessité qui est fonction du type d’aménagement (5). De plus, l’établissement de tels critères engendre l’existence d’un modèle concret ou théorique de marchabilité qui remplit toutes les conditions et que l’on pourrait reproduire. Cette reproduction du même entraîne une uniformité des aménagements et nie la singularité des lieux, puisque ce qui est propice à l’un ne l’est pas nécessairement à l’autre. Sur nombre d’aspects, la marchabilité reprend les manières de faire la ville issues du mouvement moderne jusqu’à parfois la caricature. Ainsi la fluidification du trafic piéton peut devenir un leitmotiv comme il l’était du trafic automobile dans les années 1960…

Dimensions de la marchabilité

Au-delà de ces approches, Rachel Thomas [2007 ; 2010] explorant l’expérience et l’implication du corps dans le vécu des ambiances urbaines amène à des réflexions qui dépassent les critères « objectivants » de la marchabilité. Pour notre part, plus que l’établissement de critères, notre recherche interroge les formes de spatialité induite par telle marche dans tel ou tel lieu. La marchabilité est une notion et les lieux sont toujours singuliers, il n’y a pas de modèle possible, il n’est plus question d’adapter la ville à la marche comme cela a été fait avec la voiture mais de coadaptation mutualiste, car la marche façonne la ville mais est aussi façonnée par elle [Careri, 2013]. Alors, le déplacement piéton devient mouvement expressif des corps comme de la ville.

En conséquence, la marchabilité étant une remise en cause du modèle de la voiture comme épicentre de la fabrique de la ville, elle doit en être une critique radicale. Une réflexion sur la marchabilité n’est pas réductible à une ingénierie des transports ni même à un questionnement sur la mobilité. Penser l’urbain marchable, c’est penser à partir de l’expérience de marche, dont il faut considérer toutes les dimensions, entre autres : le sensoriel, le perceptif, le corporel, le mnésique, le rythmique, le poétique. L’étude de la marche dans les milieux urbains devient alors transversale et n’est l’apanage d’aucune discipline en particulier, voire cultive une forme d’indiscipline [Hermès 2013/3 n°67].

De plus, la marche, par sa simplicité, nous invite à une éthique élémentaire [Le Breton, 2012], nul besoin d’artifice pour la pratiquer, mais également élémentale dans le sens bachelardien, de par la prise avec les éléments qu’elle suppose. Cette exposition de l’être dans la marche invite à une réflexion sur l’hospitalité des espaces publics, leurs accueils et le partage qu’ils convoquent. Comprenant que cette logique de la relation du marcheur dans les milieux urbains [Younès, 2010] relève d’un questionnement sur l’habitation, la marchabilité nous amène vers une réflexion sur l’habitabilité. De la sorte elle nous convie à repenser l’architecture et le paysage des espaces publics afin que l’aménagement urbain devienne un ménagement [Paquot, 2000] des êtres comme des lieux.

Notes

(1) The National Center for Bicyclingfondée en 1977 devient en 1990  The National Center for Bicycling & Walking (http://www.bikewalk.org)

(2) Coalisées dans American Walk (http://www.americawalks.org)

(3) Nous pensons aux publications institutionnelles, notamment celle de l’OMS (2004) et de l’OCDE (FIT, 2012) mais aussi à Marie Demers (2006) qui fait état non seulement des risques pour la santé de cette sédentarité mais aussi de l’hostilité de l’environnement urbain envers la marche et des solutions pour y remédier.

(4) Ainsi, ces approches dites objectives supposent, sans le démontrer, une progressivité entre les entraves (qui en constituerait les défauts) et les qualités des milieux urbains.

(5)Nous pensons notamment à la rue Quincampoix à Paris qui, possédant un des plus petits trottoirs de la capitale, n’en demeure pas moins une rue des plus marchables… sur la chaussée évidemment ! Il existe aussi des aménagements comme ceux appelés « espace partagé » (« Shared space ») où le trottoir devient caduc du fait que la circulation automobile est « mise au pas ».

Bibliographie

Francesco Careri, Walksapes, la marche comme pratique esthétique, Actes Sud, 2013.

Marie Demers (2006),  Pour une ville qui marche, Ecosociété, 2008.

Reid Ewing and Susan Handy, « Measuring the Unmeasurable: Urban Design Qualities Related to Walkability », in Journal of Urban Design, 2009.

Reid Ewing, Susan Handy, Ross Brownson, Otto Clemente, Emily Winston,  « Identifying and Measuring Urban Design Qualities Related to Walkability. », Journal Phys Act Health. 2006.

FIT, Piétons : sécurité, espace urbain et santé, éditions OCDE, rapport de recherche, 2012.

Jan Gehl, Life Between Buildings: Using Public Space, Island Press, 2011 ;Pour des villes à échelle humaine, Ecosociété, 2012.

Hermès, La Revue, « Interdisciplinarité : entre disciplines et indiscipline »,CNRS éditions, n°67, 2013.

David Le Breton, Marcher, éloge des chemins de la lenteur, Edition Métailé, 2012.

Lewis Mumford (1961) La cité à travers l’histoire, Agone 2011.

Thierry Paquot, « De l’accueillance, Essai pour une architecture et un urbanisme de l’hospitalité », in C. Younès et Th. Paquot  (dir.), Éthique, architecture, urbain, La Découverte, 2000.

Rachel Thomas, La marche en ville : Une histoire de sens, Belin, 2007 ; (dir.) Marcher en ville. Faire corps, prendre corps, donner corps aux ambiances urbaines, Archives Contemporaines, 2010.

Kenneth White, L’esprit nomade, Grasset et Fasquelle, 1987.

William H. Whyte, The Social Life of Small Urban Spaces, Project for Public Spaces, 1980 ; City : Rediscovering the center,University of Pennsylvania Press, 1988.

Chris Younès, « Au milieu des milieux urbains », in Th. Paquot T. et C. Younès (dir.), Philosophie de l’environnement et milieux urbains, La Découverte, 2010.