Quotidien politique
Mettre le logement à l’abri de la spéculation
Isabelle Rey-Lefebvre | 28 mars 2024
Introduction
Alors que le mal-logement augmente, alors que la mobilisation s’intensifie contre les démolitions de logements dans le cadre des programmes de rénovation urbaine, alors que la location touristique se multiplie, alors que la liste de demandeurs d’un logement social s’allonge, la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre est allée voir chez nos voisins européens quelles formes l’habitat anti-spéculatif prenaient. A l’occasion de la publication de son livre Halte à la spéculation sur nos logements ! (Rue de l’échiquier, 2024), nous l’interrogeons sur cet habitat pour tous et toute.te.s qu’il soit social, municipal, coopératif ou dissocié du foncier.
Privatisation
Martin Paquot | Alors que de nombreux pays européens bradent leurs logements sociaux à des fonds d’investissement (Blackstone est par exemple le premier propriétaire immobilier de Madrid), quelle est la situation en France où la loi ELAN de 2018 visait notamment au regroupement des bailleurs sociaux en méga-entités de plus de 15 000 logements et à la cession plus massive de leur patrimoine ?
Isabelle Rey-Lefebvre | Une vague de libéralisation des politiques du logement a parcouru l’Europe à partir de 1980 avec, en Angleterre, le « right to buy » de Margaret Thatcher qui donnait au locataire d’un logement social – généralement une maison – le droit de l’acheter même si son propriétaire-bailleur social ne souhaitait pas le vendre. Deux millions de logements sont ainsi passés au privé et ce fut une aubaine pour beaucoup de ces acheteurs qui ont, dès que possible, revendu plus cher, tandis que le parc social fondait, passant de 31% à 17% du parc global. Ainsi, l’effort des pouvoirs publics pour créer du logement social a été anéanti en quelques mois.
A Berlin, c’est l’endettement de la ville, après la chute du mur en 1989, qui a conduit la municipalité socialiste à céder des logements par dizaines de milliers à des fonds d’investissement allemands mais aussi américains, suédois (Akélius), français (Covivio)... Les locataires berlinois (84% des habitants), furieux et organisés, ont obtenu, en septembre 2021, par référendum, que ces logements soient rachetés par la ville… qui n’en a pas les moyens. A Madrid, la maire Ana Botella, épouse de José Maria Aznar alors premier ministre libéral, a vendu l’essentiel du parc social, déjà maigre, au fonds d’investissement américain Blackstone.
Au Pays-Bas, le parti libéral au pouvoir de Mark Rutte, et une de ses membres, Neelie Kroes, devenue commissaire européenne à la concurrence, ont sommé les bailleurs sociaux de vendre un quart de leur parc, jugé trop abondant et trop ouvert à tous. Parallèlement à ces ventes massives, les mêmes gouvernements libéraux ont détricoté la protection des locataires : au Pays-Bas, les contrats de location privée, jusqu’ici à durée indéterminée, ont été réduits à deux ans, instituant une angoissante précarité des locataires.
La même casse du logement social, en France, a commencé dès l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, en 2017. Apparemment inspiré par les Pays-Bas, il a vigoureusement ponctionné les finances des bailleurs sociaux, au rythme de 1,3 milliard d’euros par an, réduisant leur capacité de construire, et essayé de les regrouper – le ministre du logement voulait 20 000 logements minimum, un compromis a été trouvé à 12 000 – pour briser le lien de proximité avec les élus… Dans le secteur privé, il a créé un bail précaire dit « mobilité » de un à dix mois, en principe pour les étudiants et personnes mutées temporairement, en réalité utilisé, par exemple, pour récupérer un logement, l’été, et le louer trois fois plus cher en résidence touristique, puis reprendre (ou non) le même locataire à l’automne. Il en résulte une très grande difficulté pour se loger, notamment pour les jeunes, et une explosion du sans-abrisme. C’est donc le contraire de ce qu’il faut faire pour répondre aux besoins de logements pour tous.
Modèles non-spéculatifs
Face à la difficulté de se loger, la réponse habituelle, tant des pouvoirs publics que des promoteurs-bétonneurs, est de produire toujours plus du logement. Produire du logement ne revient-il pas à faire du logement un produit ? Avoir davantage de logements disponibles sur le marché immobilier les rendraient-ils vraiment plus accessibles ? Dans votre enquête dans plusieurs villes européennes, vous étudiez, en sus du logement social traditionnel, trois autres modèles. Quels sont-ils ?
Nous vivons une crise de « l’abordabilité » du logement avec des dégâts sociaux dont on commence seulement à mesurer l’ampleur. Il nous faut créer dans tous les quartiers un parc abondant de logements à l’abri de la spéculation, accessible durablement, mixte socialement et désirable par les élus, les riverains, les habitants.
Cette production de logements non spéculatifs peut prendre de nombreuses formes :
Le logement social en est une, mais elle peut se défaire du qualificatif « social » pour englober toutes les couches de la population et s’appeler comme à Vienne« logement municipal ». Dans la capitale autrichienne, près de 60% des habitants sont locataires de logements municipaux, coopératifs ou privés à but non lucratif ou à lucrativité limitée. Cette politique est menée depuis plus d’un siècle et la ville n’a jamais vendu ni démoli un logement : elle est fière de son logement municipal et se vante qu’on ne puisse pas, devant la façade de n’importe lequel de ses immeubles, deviner les revenus de ses habitants.
Les coopératives d’habitants sont une autre manière de produire du logement anti-spéculatif. Les occupants sont à la fois locataires, aussi longtemps qu’ils le souhaitent, d’une coopérative à but non lucratif dont ils sont aussi coopérateurs, c’est-à-dire décideurs selon le principe « une personne, une voix ». J’ai visité des coopératives où il fait vraiment très bon vivre, avec une incroyable générosité des espaces collectifs, par exemple à Zurich (où elles représentent 25% du parc global), à Genève, à Amsterdam, le tout à des loyers inférieurs de 20% à 30% à ceux du marché ! Que ne favorisons-nous cela en France en créant un écosystème complet au service de coopératives d’habitants !
Le troisième modèle nous vient de l’expérience américaine du Community Land Trust (CLT), promu, depuis les années 1980, par Bernie Sanders, dans sa ville de Burlington (Vermont) : le terrain appartient à un trust à but non lucratif, géré par la communauté, le bâti est vendu aux occupants qui ne le revendront qu’à des acquéreurs agréés par le trust et à prix contrôlé, englobant une fraction de la plus-value éventuellement constatée dans le privé alentour. La Grande-Bretagne, l’Irlande mais aussi la ville-région de Bruxelles développent cette formule.
En France, les Organismes Fonciers Solidaires (OFS) s’inspirent des CLT, avec un terrain détenu par l’OFS et des habitants quasi-propriétaires de leurs murs acquis 30% à 40% en dessous du prix du marché. La dimension « communautaire » manque Jusqu’ici, les OFS ressemblent davantage à de la vente de HLM.
Tous ces systèmes dépassent l’alternative réductrice entre être propriétaire ou locataire. Ils inventent un modèle alternatif bien moins cher, plus sécurisé, créatif et convivial. N’est-il pas bien plus rentable d’économiser, chaque mois, 30% à 40% de ce que coûte aujourd’hui un logement (loyer ou mensualité) que d’attendre une éventuelle plus-value dans 10, 20 ou 30 ans ? N’est-il pas bien plus important, pour la société, de loger tout le monde dans de bonne conditions, en cultivant un art de vivre ensemble dans son immeuble, dans son quartier ? Multiplier le logement anti-spéculatif, c’est aussi combattre la hausse des prix en modifiant le marché lui-même : l’Institut autrichien de recherche économique (Wifo) établit que dans toute ville, une augmentation de 10% du parc de logements non-spéculatifs a un effet amortisseur d’environ 5% sur les loyers des logements privés.
Ces habitats « alternatifs » sont-ils aussi vertueux d’un point de vue écologique : non-artificialisation des terres, emploi de matériaux naturels, conception bioclimatique, etc. ?
Les nouvelles coopératives que j’ai visitées à Amsterdam, Barcelone, Zurich, Genève, y sont très sensibles. Deux d’entre elles, Chamarel (Vaux-en-Velin) et Équilibre (Genève), ont fait le choix d’une isolation en botte de paille. Équilibre fait signer à ses coopérateurs-locataires une charte écologiste très stricte, prohibant par exemple l’usage d’une voiture, d’une machine à laver individuelles et même le raccordement à l’égout au profit d’un traitement local des eaux usées… Poussés à l’extrême, ces modes de fonctionnement peuvent d’ailleurs conduire à un entre-soi excluant.
Squat
Plusieurs des initiatives que vous citez, notamment à Berlin et Zurich, sont issues de squats. Que doivent-elles aux squats ?
A Berlin comme en Suisse, ces squats se sont développés dans les années 1980-1990, lorsqu’il y avait beaucoup de bâtiments à l’abandon. Aujourd’hui, la crise des bureaux, peut-être celle des commerces, peuvent ouvrir des opportunités à des habitants organisés qui, comme à Genève, ont eu la sagesse de provisionner des fonds qui, le jour où l’immeuble était mis en vente, ont permis de l’acheter. Il est vrai que leur organisation interne leur a permis de gérer le bien collectivement et d’être prêts, au moment opportun, pour créer leur propre habitat avec, comme souvent, beaucoup de créativité. Ce que je trouve remarquable dans ces démarches c’est que les groupes prennent en main leur problème de logement et trouvent des solutions collectives originales.
Foncier
Finalement, le foncier n’est-il pas encore et toujours l’enjeu principal ? Déjà en 1516, dans son Utopie, Thomas More, futur chancelier du Royaume d’Angleterre, imagine une propriété publique du sol. Et près de 400 ans plus tard, en 1898, Ebenezer Howard conçoit la cité-jardin qui repose sur la propriété coopérative et inaliénable du foncier. Comment dissocier l’usage de la propriété ?
La propriété du foncier est la question clef et je constate que beaucoup d’élus, de collectivités locales mais aussi de professionnels, notaires, promoteurs, envisagent à haute voix la remise en cause du foncier privé à la faveur d’un foncier commun, public, partagé pour être mis à l’abri de la spéculation.
Les Français ont peut-être un problème avec la propriété, ce droit, cette liberté fondamentale acquise par la Révolution, n’est-elle pas gravée dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (article 17) : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». L’article 544 du Code Civil parle, lui, de « droit de jouir (de sa propriété) de la manière la plus absolue ».
La dissociation foncier-bâtiment est une idée ancienne, en France, par exemple avec le bail emphytéotique sur 99 ans. Aujourd’hui, beaucoup de collectivités locales comme Annecy, Chambéry, Rennes, Lyon Métropole ne cèderont plus un pouce des terrains qu’elles possèdent et préfèreront les louer à long terme et contrôler ainsi leur usage. Pour se loger tous, dans de bonnes conditions, de façon encore plus pérenne que la pleine propriété, en toute mixité sociale et sans dépenser, pour son logement, une trop grande part de ses revenus - ce qui permet de les investir dans la vie quotidienne, l’éducation, la culture, la convivialité - il existe des solutions alternatives à la location et à la propriété, déjà expérimentées dans toute l’Europe. C’est l’objet de ce livre.
Les exemples que vous étudiez sont tous situés dans des grandes villes. La spéculation est-elle absente des campagnes ? Des modèles alternatifs d’accès au logement s’y inventent-ils ?
Les métropoles, zones par essence tendues, sont les premières concernées par cette spéculation effrénée qui touche cependant aussi les zones touristiques, littorales, frontalières. Les élus de petites villes comme Colmar, La Rochelle, Biarritz, Saint-Malo sont conscients de la pression foncière et cherchent, dans un premier temps, à réguler les locations touristiques, devenues excessives et entraînant une surenchère des prix de l’immobilier qui oblige les habitants permanents à partir. Ces élus ne sont décidément pas aidés par les gouvernements successifs d’Emmanuel Macron, qui protègent de façon, à mon sens, indécente les plateformes comme AirBnb. Amsterdam, par exemple, oblige tout acheteur d’un logement de moins de 530 000 euros (60% du marché) à y résider pendant au moins quatre ans. En France, je pense que le prochain débat portera sur le statut du résident et sur un droit d’acheter ou de louer réservé aux habitants permanents, au détriment des résidences secondaires, dont le nombre explose aussi et qui chassent tout autant les habitants des campagnes prisées que des villes.
Isabelle Rey-Lefebvre (2024), Halte à la spéculation sur nos logements ! Les solutions pour habiter à nouveau les villes, « Diagonales », Rue de l’Echiquier, 214 pages, 22 euros.