Le gang du Kosmos
Paul Virilio, lanceur d’alertes, passeur d’idées 2/2
Thierry Paquot | 27 décembre 2020
Introduction
Hors des sentiers battus de l’académisme, Paul Virilio (1932-2018) a tracé sa propre voie, en marge, sur ce littoral parsemé de bunkers qu’il aimait arpenter, là où l’espace et le temps s’évanouissent. Dans cet article en deux volets, Thierry Paquot, en entremêlant la vie et l’œuvre de Paul Virilio, rappelle aux uns, et révèle aux autres, la justesse de ses observations, la pertinence de ses analyses, la sagacité de sa pensée. (Re)lisons ses écrits tant ils éclairent notre présent pandémique et cybernétique. Autodidacte aux nombreux talents, maïeuticien encourageant ses étudiants à devenir des auteurs, écrivain à la plume alerte et aux amis nombreux, penseur du trajet et de la vitesse (il fonde la dromologie), du territoire et de l’atopie, du temps et de l’écologie grise, Paul Virilio était un terrien inquiet de l’avenir de notre monde où tout progrès génère son accident.
Vitesse, cybernétique, dromologie
Traduit dans de nombreuses langues, toujours cité dans des ouvrages japonais, suédois, italiens, américains, etc., Paul Virilio connait-il, en France, une phase de purgatoire ? Je suis étonné que dès qu’on parle d’accélération, le journaliste wikipédiatisé mentionne Harmut Rosa. De même que les architectes et urbanistes fascinés par la smart city et la gated community ignorent son nom. Ou encore les spécialistes des sciences de la communication et de l’information qui traite de la « cyberdémocratie » et de la « démocratie émotionnelle », des « réseaux » et des « écrans », de « l’ubiquité » et de « l’instantanéité » sans s’y référer. Perte de culture ? Effet de mode ? Son heure reviendra, car sa pensée rend intelligible le monde, notre monde.
Dès son premier livre, il attribue à la vitesse, dont on parle alors peu, un rôle essentiel dans la transformation de notre manière de voir et de vivre le monde. Il écrit : « La vitesse n’est plus le signe d’un progrès, d’une progression, mais celui d’une conversion, la révolution véhiculaire est finalement un éternel retour, l’illusion de la droite a cessé et, avec elle, celle du ‘trait d’union’ entre les nations et les peuples […] » (L’Insécurité du territoire, 1976, p. 279) Pour ceux qui, alors, connaissent son travail d’architecte avec Claude Parent, « l’illusion de la droite » bute contre l’oblique, qu’ils privilégiaient dans leur revue Architecture Principe… Un an plus tard, il constate que « La rue est comme un nouveau littoral, le domicile un port du transport d’où l’on peut mesurer l’importance du flux social, prévoir ses débordements, les portes de la cité, ses octrois et ses douanes sont des barrages, des filtres à la fluidité des masses, à la puissance de pénétration des meutes migratrices. » (Vitesse et politique, 1977, p. 16) Les métaphores maritimes s’imposent à l’adulte qui a vécu la « guerre éclair » à Nantes, elles ne le quitteront plus.
D’où lui vient l’idée d’associer à la vitesse celle de la « course » qui en grec se dit dromos et qu’on retrouve dans « hippodrome », « vélodrome » ou encore « boulodrome » ? Ainsi invente-t-il la « dromologie » ou « connaissance de la vitesse », qu’il ne tarde pas à enrichir d’autres termes apparentés : « En fait, il n’y a pas ‘révolution industrielle’ mais ‘révolution dromocratique’, il n’y a pas démocratie mais dromocratie, il n’y a plus stratégie mais dromologie. » (Vitesse et politique, 1977, p. 53) La vitesse s’infiltre partout et devient même la preuve incontestable de tout « progrès » et ce dans tous les domaines. La communication n’en est pas épargnée : « Avec le moyen de communication instantanée (satellite, TV, câble à fibres optiques, télématique…) l’arrivée supplante le départ : tout ‘arrive’ sans qu’il soit nécessaire de partir. » (L’Espace critique, 1984, p. 15) L’instantanéité et l’ubiquité, qu’on croyait appartenir à la science-fiction, s’imposent dans la vie quotidienne de chacun, où qu’il se trouve et quoi qu’il fasse : « C’est cela même, la grandeur de la vitesse, une grandeur inégalée, une ‘profondeur de temps’ qui échappe aux habituelles limitations dues à la résistance des matériaux, comme à la localisation plus ou moins lointaine des objets observés. » (L’Espace critique, 1984, p. 66)
À la « profondeur de champ » du cinéma, Paul Virilio ajoute la « profondeur de temps » des technologies communicationnelles, qui devient notre ordinaire temporel. Il nous faut donc apprendre à voir cette nouvelle réalité, non avec nos yeux, mais avec notre regard façonné par la technique. Aussi prévient-il : « La cécité est donc bien au cœur du dispositif de la prochaine ‘machine de vision’, la production d’une vision sans regard n’étant elle-même que la reproduction d’un intense aveuglement, aveuglement qui deviendrait une nouvelle et dernière forme d’industrialisation : l’industrialisation du non-regard. » (La Machine de vision, 1988, p. 152) Quelques années après, cette situation a triomphé, au point où il place en exergue d’un nouveau livre cette curieuse formule en forme de devinette sans point d’interrogation :
« Un jour
(La Vitesse de libération, 1995, p. 9)
le jour viendra
où le jour ne viendra pas »
Horizon, no man’s time, trajet
Dans cet ouvrage, il poursuit sa dénonciation des effets et méfaits de la vitesse et indique aux lecteurs la nature des changements en cours, comme la mutation de l’horizon par exemple : « Mais l’horizon, la ligne d’horizon, n’est pas uniquement le socle du saut, il est aussi le tout premier littoral, le littoral vertical, celui qui sépare absolument le ‘vide’ du ‘plein’. » (La Vitesse de libération, 1995, p. 11) Cette torsion de l’horizontal au vertical entraîne l’émergence d’une tout autre géographie de l’urbanisation à l’œuvre depuis un siècle : « De l’urbanisation de l’espace réel de la géographie nationale à l’urbanisation du temps réel des télécommunications internationales, l’espace-Monde de la géopolitique cède progressivement sa primauté stratégique, au temps-Monde d’une proximité chronostratégique sans délai et sans antipode. » (La Vitesse de libération, 1995, p. 89)
Quelques pages plus loin, relisant cet essai pour la énième fois, je souligne ce passage qui ne m’avait pas marqué auparavant : « Après le no man’s land des campagnes désertifiées, comment imaginer demain le no man’s time d’une planète où l’intervalle de l’espace local des continents aura abandonné sa primauté à l’interface du temps mondial des autoroutes de l’information ? » La Vitesse de libération, 1995, p. 94) Là, je souris quelque peu irrité. Pourquoi ? Parce que de mon côté, et d’une tout autre manière, je croyais avoir inventé cette expression de no man’s time ! En effet, assemblant divers moments temporels non affectés à une activité dite « productive », comme la sieste, l’ennui, l’attente, la rêverie, me vint à l’esprit cette notion de no man’s time. Ces moments très particuliers de la vie quotidienne sont subjectifs, personnels, uniques, gratuits, un peu à l’instar de ces lieux sans valeur foncière que sont les friches, les terrains vagues, les dents creuses et autres terrains vacants ou délaissés… Suite à la publication de mon article dans la revue Entropia (et repris plus tard dans Un Philosophe en ville, Infolio, 2016), le géographe Luc Gwiazdzinski m’assura en être également l’auteur. Comme quoi l’on peut élaborer une notion sans savoir que d’autres en font autant, sans pour autant y mettre la même chose, Paul Virilio reste au niveau du « temps mondial » alors que je me place à celui du « temps personnel », intime…
À cette temporalité chamboulée par les technologies numériques, la spatialisation s’avoue perturbée également, même si le couple « espace-temps » a divorcé sans espoir de réconciliation. Il convient donc de se doter de nouveaux concepts qui rendent compte de ces changements. « Je ne travaille pas sur l’objet et le sujet – c’est le travail du philosophe –, prévient-il, mais sur le trajet. J’ai même proposé d’inscrire le trajet entre l’objet et le sujet et d’inventer le néologisme ‘trajectif’ pour s’ajouter à ‘subjectif’ et ‘objectif’. Je suis donc un homme du trajectif et la ville est le lieu des trajets et de la trajectivité. C’est le lieu de la proximité entre les hommes, de l’organisation du contact. » (Cybermonde et politique du pire, 1996, p. 40) Combien de fois ai-je, en le citant, expliqué que le « projet », au sens philosophique, relève de l’existentialisme sartrien en particulier, et qu’il vise à « se mettre au-devant de soi » (ex-sistere) et que c’est le « trajet » qui mérite notre attention car celui-ci enveloppe à la fois le projet et le devenir qu’il contient en germe. Non sans contrariété, car les technologies communicationnelles aplatissent en quelque sorte les aspérités du temps, gomment les ici en homogénéisant les temporalités en un seul maintenant illimité : « La question de la téléprésence délocalise la position, la situation du corps. Tout le problème de la réalité virtuelle, c’est essentiellement de nier le hic et nunc, de nier le ici au profit du maintenant. Je l’ai déjà dit : ici n’est plus, tout est maintenant ! » (Cybermonde et politique du pire, 1996, p. 44)
Écologie grise, atopie, géocide
Dans cet éternel maintenant, les distances s’effacent, aussi Paul Virilo articule à l’écologie « verte » une écologie « grise » : « Parallèlement à la pollution des substances, m’explique-t-il, – l’air, l’eau, la faune, la flore, l’écologie verte –, il y a l’écologie des distances : la rétention des distances de temps, c’est-à-dire la pollution non plus de la nature mais de la grandeur nature. Il n’y a pas de nature sans grandeur : un homme mesure entre 1 et 2 m, pas plus ; un chien a lui aussi ses proportions. » Cette écologie des distances sous-entend la croissance démographique (la « bombe humaine ») et la réduction de l’espace vital indispensable à chacun pour cohabiter pacifiquement qu’elle provoque, mais aussi la démultiplication des informations qui crée un climat de stress géopolitique. « Après la première bombe, la bombe atomique susceptible de désintégrer la matière par l’énergie de la radioactivité, surgit en cette fin de millénaire, explique Paul Virilio, le spectre de la seconde bombe, la bombe informatique capable de désintégrer la paix des nations par l’interactivité de l’information. » (La Bombe informatique, 1998, p. 74)
L’urbaniste qui sommeille en Paul Virilio se réveille régulièrement comme lors de la rédaction de Ville panique qui fait suite aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York, mais reprend le titre d’un article plus ancien paru dans la revue Traverses. Il considère que « […] chaque citadin est un urbaniste qui s’ignore. Autrement dit, un expert de l’unité de temps et de lieu du déplacement qui va du proche au lointain. » (Ville panique, 2004, p. 17) Visitant l’urbanisme moderne, il s’inquiète de la disparition des rues (« Aussi nécessaires que l’eau ou que l’air qu’on respire, les rues sont les couloirs de l’âme et des obscures trajectoires de la mémoire. » (Ville panique, 2004, p. 21) et redoute les villes tourées, car « la tour […] est une impasse en altitude […] » (Ville panique, 2004, p. 32) L’hétérogène n’a plus sa place, y compris en architecture : « Aujourd’hui, où tous les exemples sont suivis en temps réel par l’hyperpuissance des mass media, l’événement, c’est uniquement la rupture de continuité, l’accident intempestif, qui vient rompre la monotonie d’une société où la synchronisation de l’opinion complète habilement la standardisation de la production. » (Ville panique, 2004, p. 36) Le territoire lui-même devient atopique : « […] l’entreprise n’est plus introvertie, enracinée dans une quelconque ‘localité’, mais bien extravertie, émancipée de toute localisation géophysique, offerte au chaos d’un empire terminal et néocolonial qui met la vie à l’envers puisque désormais : AILLEURS COMMENCE ICI. » (Ville panique, 2004, p. 114)
Cette dernière formule reviendra dans ses entretiens comme dans ses écrits du début du XXIe siècle tel un leitmotiv, qu’il affinera d’année en année. Ainsi en 2008, il considère que « […] grâce aux télétechnologies de l’information, le sédentaire demeure partout chez lui et le nomade nulle part, en dehors de l’hébergement provisoire d’une transhumance désormais sans but, non seulement entre les divers pays mais aussi au sein d’une même patrie et d’un territoire où les camps de réfugiés succèdent non pas aux BIDONVILLES de naguère, mais aux VILLES ; la mégalopole des exclus de tous bords venant concurrencer celle, bien réelle, des inclus de l’OUTREVILLE. » (propos repris dans La Pensée exposée, 2012, p. 15) La situation s’avère terrible, sans pour autant heurter la pensée des Terriens, condamnés, les uns à la migration forcée, les autres à une sédentarisation normée : « C’est donc de cette forme d’INHABITATION insalubre que nous parlent aujourd’hui les exodes, les exils lointains, toutes ces délocalisations qui ne sont jamais que des déportations déguisées, non plus comme jadis, vers l’extermination des camps, le GÉNOCIDE, mais vers l’externalisation de l’outre-ville à venir, le GÉOCIDE du crépuscule des lieux, l’épuisement des ressources de la géodiversité du globe terrestre. » (propos de 2008, La Pensée exposée, 2012, p. 28) Que retenir de ces analyses à chaud ? Car Paul Virilio s’évertue à analyser le réel dans son actualité la plus criante, il ne se perd pas dans des circonvolutions historicothéoriques, il ose révéler (il se revendique révélationnaire) ce qui se dissimule sous des tendances que certains interprètent comme conjoncturelles alors même qu’elles sont structurelles et en ce sens dévastatrices. C’est la météo qui à présent dicte sa loi et se fait météopolitique, le mouvement migratoire, celui des réfugiés climatiques, en est le thermomètre, plus il charrie de migrants plus la ville « panique » et se perd dans ses confins, s’exurbanise en quelque sorte…
Quelle chance d’avoir pu rencontrer un tel Terrien ! De l’avoir lu et de bénéficier de son incroyable agilité intellectuelle. Ce lanceur d’alertes est aussi un passeur d’idées qui est persuadé que les idées peuvent, parfois, réorienter le monde et s’opposer à la folie des décideurs, qui sont tranquillement assis sur la branche qu’ils scient…
Lire le premier volet de ce portrait.
Cet article de Thierry Paquot, « Paul Virilio (1932-2018). Lanceur d’alertes », est paru originellement dans la revue Hermès, n°84, 2019/2, pp. 239-247.
À signaler : la première livraison de Dromologie. Cahiers Paul Virilio (éditions Eterotopia) est annoncée pour mars 2021.
Principaux ouvrages de Paul Virilio
Bunker archéologie, Paris, éditions Centre Georges Pompidou, 1975.
Essai sur l’insécurité du territoire, Paris, Stock, 1976.
Vitesse et politique. Essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977.
Défense populaire et luttes écologiques, Paris, Galilée, 1978.
Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980.
L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1984.
L’Horizon négatif. Essai de dromoscopie, Paris, Galilée, 1984.
Guerre et cinéma I. Logistique de la perception, Paris, éditions de l’Étoile-Cahiers du cinéma, 1984.
La Machine de vision, Paris, Galilée, 1988.
L’Inertie polaire, Paris, Christian Bourgois, 1990.
L’Art du moteur, Paris, Galilée, 1993.
La Vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995.
Cybermonde, la politique du pire, entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996.
Un Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996.
Voyage d’hiver, entretiens avec Marianne Brausch, Marseille, Parenthèses, 1997.
La Bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.
Une Stratégie de la déception, Paris, Galilée, 1999.
La Procédure silence, Paris, Galilée, 2000.
Chambres précaires, avec des photographies de Jacqueline Salmon, Heidelberg, Kehrer Verlag, 2000.
Ce qui arrive. Naissance de la philofolie, Paris, Galilée, 2002.
Ville panique. Ailleurs commence ici, Paris, Galilée, 2004.
L’Accident originel, Paris, Galilée, 2005.
L’Art à perte de vue, Paris, Galilée, 2005.
L’Université du désastre, Paris, Galilée, 2007.
Le Futurisme de l’instant, Paris, Galilée, 2009.
Terre natale. Ailleurs commence ici, par Paul Virilio, Raymond Depardon, Diller Scofidio+Renfro, Mark Hansen, Laura Kurgan et Ben Rubin, Arles, Actes Sud/Fondation Cartier.
Le Grand Accélérateur, Paris, Galilée, 2010.
L’Administration de la peur, entretien avec Bertrand Richard, Paris, Textuel, 2010.
La Pensée exposée. Textes et entretiens pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Arles, Actes Sud, 2012.