Demeure terrestre

Pays Bai – Papypo

Laurent Demarta | 13 novembre 2019

Introduction

À Silna

L’enfant dit au vieil homme :

— Papypo, des Intis ! Des nouveaux Intis qui arrivent, dans leur drôle de machine ! Dis, tu les vois, Papypo ? Tu les vois ?

— Ouais. 

— Eh on va les voir, dis ? Ils sont tout pâles, sauf une femme qui est jaune. Elle ne se cache pas le visage. Ils sont rigolos. Viens, Papypo, viens ! Ils ont sûrement des cadeaux. On va pouvoir faire la fête. Regarde comme ils ont de drôles d’habits : on dirait qu’ils ont les fièvres tellement ils sont gonflés et colorés, comme des coqs de combat bien gras. Viens, on va écouter leur langue qu’on parle du bout des lèvres, viens Papypo.

— À quoi bon ? Ce sont tous les mêmes. Reste plutôt m’aider à renter le bois, tu veux ? Mon cousin a pu nous en monter un âne ce matin.

— …

— Allez, Gamin, viens donc !

— Tu n’aimes pas beaucoup les Intis, hein Papypo ? Moi j’aimerais bien être un Inti. Voir d’autres vallées. Courir le monde. M’habiller comme une bulle de savon pour la lessive. Pourquoi tu ne les aimes pas ?

— Mais si, je les aime ! Si, bien sûr… Ils soignent nos femmes et nos fièvres, ils nous apportent les denrées de la Grande Ville, et puis, sans eux…

Un blanc.

— Quoi, « sans eux » ?

— Rien. Viens. Le soleil ne va pas tarder à passer derrière la Mère du Dragon. Viens, gamin de mon cœur. Viens…

— Attends, Papypo. Reste un peu avec moi. Ce n’est pas encore l’hiver, il ne fait pas si froid que ça. Alors raconte-moi : tu te souviens de Mamomi, dis, tu sais, depuis qu’elle est morte, je repense souvent à ce qu’elle m’a dit avant, tu te rappelles ? Elle disait qu’un jour tu aurais des choses à me dire : tu ne veux pas me les dire ce soir, dis ? Allez, Papypo, dis-moi ce que Mamomi voulait que tu me dises, dis « oui », dis ! 

Silence. Beaucoup de silence.

— Elle me manque, notre Mamomi. 

— À moi aussi Papypo. Mais je t’ai, toi, et tu es le plus formidable des grands-pères du monde. Quand je suis avec toi, elle me manque un peu moins. C’est comme si elle vivait derrière tes yeux.

— « Grand-père », parlons-en, tiens ! Mais non, tu es trop jeune encore.

— Tu sais, Papypo, on grandit vite quand on perd sa grand-mère.

— Tu as raison. Si elle l’avait pu, elle te l’aurait raconté elle-même, ce que nous avions à te dire. Elle avait la langue plus leste que le mienne, Mamomi. Tu sais que les mots me sortent mal, gamin.

— Et tu sais que c’est comme ça que je t’aime, Papypo de mon cœur ! C’est parce qu’ils n’ont pas pu sauver Mamomi, que tu ne les aimes pas, les Intis ?

— Mais si, je les aime ! Ce n’est pas ça du tout. Enfin non… Je veux dire. Je ne peux pas ne pas les aimer, puisque tu es des leurs. Voilà, c’est dit. Tu sais bien que personne ne connaît tes parents : Mamomi et moi ne sommes donc pas tes grands-parents. Nous t’avons adopté. C’est une troupe d’Intis qui t’avait laissé là. Pas de ces Intis qui nous soignent quelque temps et s’en retournent, non, des marchands, ceux qui mènent de longues caravanes de chameaux par le col du Long Serpent, là, tu vois, juste ce que le soleil éclaire encore. Tu reconnais la Veuve-Tigre, et la Dent du Moine, eh bien, leur caravane est partie par là, en te laissant derrière. Voilà. Tu sais tout.

— Tu pleures Papypo ? Tu croyais que je ne m’en doutais pas ? Tu crois que je t’aimerai moins parce que tu n’es pas le père de mon père ? Mais c’est toi qui m’as appris à faire un cerf-volant ! C’est toi qui m’as appris à être un homme. C’est ton bois que je coupe, le soir, pour que tu nous fasses à manger, maintenant que Mamomi est partie. Tu croyais que Mamomi me manquerait moins parce que tu m’aurais dit qu’elle n’est pas ma grand-mère ? Mais ma famille, c’est vous ! C’est toi, Papypo. D’où je viens, ça ne compte pas, c’est ce que je suis devenu qui importe. C’est vous, mes parents. C’est toi, mon Papypo à moi. Alors parle-moi des Intis, et explique-moi enfin pourquoi tu ne les aimes pas ! C’est parce que je suis des leurs ? Tu avais peur que je les suive ?

— Non. Non, bien sûr. C’est plus compliqué que ça. Tu vois, il y a plusieurs sortes d’Intis. Il y a ceux qui parlent étrangement et qui viennent nous soigner. Quand ils peuvent. Et puis, il y a les marchands, comme tes parents, qui passent par le long chemin du Trou du Serpent. Et puis, il y a les baladins qu’on voit parfois, et les soldats, les armées, les pillards, les prêtres de toutes les religions, sans parler de ces fous en couleurs criardes qui viennent avec toutes leurs griffes de métal grimper sur nos montagnes. Tu vois, il y en a plein de sortes, ils parlent même des langues différentes ! Mais la plupart d’entre nous ne s’en rendent pas compte. Arrête-moi, je me perds. Je tourne autour de ta question sans y répondre, gamin chéri. Pourquoi je ne les aime pas tellement ? Eh bien, tu vois, certains nous apportent un bien certain, comme les marchands et les docteurs, mais en règle générale les Intis sont par définition des parasites. Comme ils se déplacent, c’est à nous de les nourrir. C’est nous, les Sédentaires, qui nourrissons l’humanité. Nous sommes la rivière, eux ne sont que les vagues. 

— Tu les méprises un peu, n’est-ce pas ?

— Oui. Oui, c’est ça, exactement. Ils ont beau jeu, les Intis, à parcourir le monde et répandre leur savoir, à se croire supérieurs, mais en fait, en fait si nous n’étions pas là à user nos reins et casser nos dos pour que la Terre nourrisse l’humanité, ils n’iraient pas bien loin avec leurs habits-bulles et leur prétention. Je n’ai rien contre les saltimbanques, mais je ne supporte pas leur morgue, leur tendance à nous considérer comme des « pauvres gens » alors que c’est nous qui leur donnons le pain dont ils ont besoin pour vivre. Ils nous regardent avec une condescendance qui me fout en rogne, ces prétentieux qui n’ont jamais regardé pousser un germe, et qui retiennent de la pluie qui vient leur chapeau mouillé plutôt que le grain pour l’hiver. Ils croient tout savoir du monde alors qu’ils ne connaissent que leurs fantasmes et leurs théories. Il nous en vient parfois de la Grande Ville qui prétendent nous apprendre à cultiver, à nous, eux qui ne savent même pas distinguer une houe d’une binette ! Non, non, bien sûr, je n’ai aucun respect pour eux, pas plus qu’eux n’ont de considération pour notre savoir, notre lente et longue connivence avec la terre qui nous nourrit tous, avec nos traditions ancestrales qu’ils balaient d’un mot dédaigneux : « superstition ! » C’est trop facile, c’est trop facile de s’affiner la moustache quand on vit du travail des autres, c’est trop facile de faire et défaire les modes quand on ne sait ni coudre ni tisser soi-même, c’est trop facile de vouloir changer le monde avec des solutions toutes prêtes alors qu’on n’est pas capable de jauger sa dépendance. Je m’énerve. Et puis, ce n’est pas ça que je voulais dire. Non, en fait, les Intis ne me révoltent pas tant qu’ils me font pitié. Oui, pitié. Ce sont des déracinés. Ils n’ont pas de terre, pas d’origine, pas de passé. Ils ne s’inscrivent pas dans le temps, et par conséquent ils ne connaissent pas l’espace. Tu comprends ça, gamin : pas d’espace, pas de temps ; pas de temps, pas d’espace. Ils se déplacent, mais l’espace n’a pas de sens pour eux : ils ne connaissent même pas le nom des cols qu’ils franchissent si péniblement. Ils ne savent même pas qui les y a précédés. Ils voient les choses, les roches rouges ou grises, la neige fraîche ou dure, mais ils restent à la surface de tout, ils n’en connaissent pas le sens. Ils ignorent que tel arbre marque telle tombe, et que tel autre a survécu à tel hiver particulièrement rude. Ils vivent dans un monde absurde, sinistre, où les choses ne sont que ce qu’elles paraissent, où il manque toute la dimension du sens, de la mémoire, du temps. Ils sont comme d’éternels enfants qui découvrent le monde par leurs impressions sans jamais s’y enraciner, sans jamais le comprendre, le prendre pour eux, le vivre. Oui, je l’affirme : les Intis ne vivent pas !

— C’est comme l’histoire des deux faines ? 

— C’est comme l’histoire des deux faines. Le jour où elles sont tombées du hêtre, leur père, l’une a voulu découvrir le monde, vivre comme elle disait, voir, voir, voir. Mais ce n’est pas la vue qui permet de comprendre. Voir, ce n’est pas vivre, au contraire. Et à la fin, elle a été mangée par une marmotte. L’autre, par contre, s’est enterrée, et s’est mise à pousser. Elle est devenue à son tour un grand hêtre, qui abritait les marmottes. Elle n’avait pas vu le monde, mais elle l’avait vécu, là où elle était tombée, et elle y portait sa contribution. Tu comprends, maintenant, n’est-ce pas gamin ? Ce n’est pas que je n’aime pas les Intis, ce n’est même pas que je les méprise, mais ils me font un peu pitié. Ils sont tellement légers, tellement évanescents, ils existent si peu. Comme leur accoutrement le laisse dire, ce sont des bulles de savon, emportées au gré du vent, fières d’avoir échappé au baquet où l’on travaille à rendre le linge propre. Ils n’ont pas de rôle. Ils ne font pas partie de la vie.

— Mais c’est joli, une bulle de savon !

— Hein ? Oui, c’est vrai, c’est beau. C’est important, la beauté. Peut-être que les Intis ont leur rôle, après tout. Ils seraient comme les couleurs à la surface d’une montagne. Nous, nous en sommes la structure, la masse. Ce à quoi un grimpeur se confronte, ce que les bœufs labourent, c’est nous – mais ce que le peintre dessine, ce que nos yeux regardaient il y a peu encore, avant qu’il fasse nuit déjà, c’est plutôt la surface, la couleur qui change avec la lumière. Il y a la forme, bien sûr, la silhouette : ça, c’est encore nous. Mais le rose du couchant, c’est eux, les Intis. Peut-être qu’ils ont leur rôle, après tout. Peut-être…

— Tu sais, Papypo, je suis bien, ici. C’est chez moi. Je n’ai pas envie de partir, même si je les aime bien, moi, les Intis. Tu me manquerais trop ! Et puis, tu as besoin de moi.

Bruxelles, le 02 décembre 2oo4

« Papypo » est issu d’un recueil de nouvelles intitulé Dix nouvelles du Pays Baique que vous pouvez vous procurer en écrivant à : LaurentLaurent@Caramail.com.