L'utopie ou la mort
Pour des reprises de savoirs, appel à des chantiers Pluri·versités
Collectif | 12 mai 2022
Introduction
À l’action ! à l’action ! Est-ce bien là le cri du cœur d’une ZAD ? Que nenni : il n’y a pas d’agir sans savoir ni de savoir sans agir. La zone à défendre (Notre-Dame-des-Landes) devenue zone d’autonomie définitive autour de 2018, la question du sens de la lutte pour l’autonomie devint centrale. Au fil des actions, des assemblées et des discussions au coin du Taslu se construit l’étendue de la critique sociétale et se rencontrent les luttes locales.
Depuis 2020, les mouvements de luttes terrestres tentaient, par quatre appels et vagues d’action contre la ré-intoxication du monde, par trois saisons et dizaines d’actions de Soulèvements de la Terre, par un Retour sur terres et des Reprises de terres, d’essaimer partout où il faut mettre fin aux projets toxiques. Connues pour agir, les zones d’autonomie temporaire (ou définitive !) ne manquent pas d’affirmer qu’il faut aussi reprendre le savoir. Tant de zestes d’auto-déformation. Topophile ne cesse d’y contribuer par ses publications et relaie les appels à action.
L'appel
Venus d’horizons divers, nous sommes des étudiant·e·s, chercheuses et chercheurs, enseignant·e·s refusant l’hégémonie de savoirs excluant et souvent destructeurs, des déserteurs de l’Éducation nationale et de la Re-cherche, des militant·e·s de l’éducation populaire, des activistes engagé·e·s dans des lieux et des expériences visant à la reprise d’une autonomie politique et matérielle.
Nous nous sommes rencontré·e·s depuis plusieurs années et de manière informelle autour d’expériences d’écoles de la Terre en divers lieux, sur des zones à défendre, au sein de luttes pour les communs, autour de l’appel pour les Soulèvements de la Terre, lors des enquêtes et rencontres Reprises de terre, dans des cantines populaires.
Ce qui nous lie, c’est la défense, la récupération et le soin des milieux de vie, la pluralité des mondes terrestres, menacés par une machinerie guerrière qui s’attaque au vivant sous toutes ses formes, humaines et autres qu’humaines. Comment se projeter dans un monde secoué par le chaos climatique, l’effondrement du vivant, la précarité sociale, l’autoritarisme et la guerre ? Comment vivre ensemble et apprendre de nos expériences présentes et passées, ici et ailleurs ? Comment « faire école » pour s’inscrire dans la durée ?
Les institutions de transmission et de production des savoirs, Éducation nationale, Université fondent leur légitimité sur la production de « savoirs experts », uniformisés, sélectifs, qui subordonnent de plus en plus les connaissances à l’agenda industriel, à l’efficacité, aux logiques productivistes et concurrentielles, à l’adaptation aux chocs écologiques et sociaux. Elles sont déconnectées des nécessités et connaissances vitales auxquelles nous confrontent les chocs écologiques et la désolation sociale.
D’un autre côté, des expériences et lieux multiples, ancrés dans des territoires, mettent en lumière des savoirs marginalisés, déniés, souvent méprisés. Ce sont des lieux de recherche, d’enquête, de réflexion, de création, qui réévaluent les savoirs habitants, les savoirs sensibles, les savoirs de subsistance, des savoirs terrestres ancrés dans les manières d’habiter et de faire société, attentifs à dépasser les dominations qui excluent, humilient et minent nos mondes communs.
Voilà pourquoi nous appelons à investir cet été des chantiers collectifs un peu partout en France. Ils se tiendront dans des lieux déjà existants, qu’il s’agit aussi de renforcer et relier, des lieux en construction ou à inventer. Ils se dérouleront dans le cadre d’une vie collective et autogérée, attentive au soin des personnes, des lieux, des groupes. Soucieux de la pluralité des savoirs et des manières de les transmettre, inspirés d’expériences et réflexions passées et présentes, ils mêleront, en les décloisonnant, des temps forts de travaux manuels collectifs, des temps de partage de savoirs plus théoriques, des temps de création et de fête. Ils seront une ébauche pour l’invention de Pluri·versités de la Terre.
Témoignages
Trois témoignages : pourquoi nous rejoignons les reprises de savoirs.
Parce qu’il faudra toujours tisser des ponts entre les monde, habitant·es de territoires en lutte
Parce qu’il nous faut toujours inventer des ponts, des passerelles entre des mondes, tout en assumant le conflit avec les institutions délétères inféodées au régime de l’économie, nous rejoignons les reprises de savoirs dans une optique de l’extension du domaine du squat. Si dans nos lieux de vie et de lutte, l’autonomie politique et matérielle se conjugue déjà dans une attention au quotidien et à nos subsistances.
Nous devons continuer de trouver des formes à l’échange de savoirs d’une part et retrouver des formes d’organisations stratégiques qui dépasse et déborde nos milieu affinitaire d’autre part. Nos milieux sont composés en partie de déserteur·ices de l’université, depuis les luttes, on a développé des savoirs stratégiques et pratiques que l’on doit garder en mouvement pour les mouvements sociaux.
Parce qu’il faudra bien inventer autre chose que le vieux modèle de l’Université et des grandes écoles…
Parce que nous faisons tourner au quotidien un système d’enseignement supérieur et de recherche public de plus en plus délabré (sauf les lieux d’« excellence » et de reproduction sociale), soumis à la mise en concurrence généralisée, et à l’emprise des intérêts capitalistes et des promesses high-tech sur la production de savoirs…
Parce que nous assistons à l’effondrement de la pensée critique, aux attaques contre toute science sociale pointant les dominations de race, classe ou genre, et à la caporalisation gestionnaire de tout le système éducatif et universitaire…
Parce que nous ne parvenons pas assez vite à transformer nos établissements afin qu’ils soient à la hauteur des enjeux écologiques et sociaux auxquels nous faisons face, à la hauteur de ce qui ferait sens dans nos vies et celle des étudiant·e·s…
Parce que vieux d’un millénaire, compagnon des deux derniers siècles d’industrialisme, de colonialisme, de course à la puissance et à la croissance, le système d’enseignement général, technique et agricole, et supérieur et de recherche, est désormais largement prisonnier d’une méga-machine qui détruit les milieux vivants et notre milieu terrestre (on a le nez dans le guidon mais on sent bien qu’il faudrait inventer autre chose !) …
Parce qu’on sait qu’il n’y a pas de savoir de nulle part, pas de choix technique neutre, et que nous voulons rencontrer (à égal pouvoir, égale dignité) les collectifs qui se bougent pour un autre avenir que celui de la gestion étatico-capitaliste des catastrophes, pour d’autres mondes, pour d’autres liens entre les vivants…
… On vient donc ! On espère partager plein de choses (entre autre des savoirs, des gestes, des attentions) avec celleux qui font vivre des lieux, des luttes et des savoirs !
Art et environnement, le grand détournement
En tant que chercheuse en écologie politique et artiste, je subis l’effondrement de l’université publique d’un côté, et la précarité de la condition d’artiste-auteur de l’autre, une double brèche dans lesquelles s’engouffrent les institutions culturelles privées et les mécénats industriels ou « philanthropiques » de leurs pendantes publiques. Avec elles s’évaporent le peu de structures matérielles de l’imagination qu’il reste du côté institutionnel de la force, au profit de réseaux de pouvoir soutenant de vastes opérations de « greenwashing » et autres colonisations des réflexions collectives sur des mondes communs encore vivables. Leur reprendre aussi bien les savoir-faire que les arts, en se liant aux groupes et aux lieux qui construisent déjà, souvent depuis longtemps, des espaces de contre-imaginations, est pour moi indispensable. Car construire, penser et imaginer sont des pratiques qui ne vont jamais les unes sans les autres, et pour lutter, il s’agit de ne leur en laisser aucune.
Les reprises de savoirs appellent à sortir des sentiers battus, et à s’atteler aux bifurcations nécessaires. Cet été auront lieu des dizaines de chantiers Pluri·versités. Retrouvez d'autres témoignages, les chantiers, des inspirations et outils pour l’auto-déformation sur le site :