Du lisible au visible

« Quel design pour un futur incertain ? » de Jocelyn de Noblet

Thierry Paquot | 13 avril 2024

Introduction

Roger Tallon, qui a dessiné entre autres objets techniques, le TGV, écrit en 1961 que « Le design industriel n’est ni un art ni un mode d’expression mais bien une démarche créative méthodique qui peut être généralisée à tous ses problèmes de conception. » L’auteur reprend cette définition pour l’appliquer aux prochaines années, marquées par le dérèglement climatique, l’impératif de décarboner toutes les activités humaines, la nécessité de décroître les institutions et de changer de modèle économique. Docteur es lettres, ingénieur, enseignant et chercheur (dans l’industrie automobile) Jocelyn de Noblet (né en 1934) a également animé la remarquable revue Culture Technique, les réflexions qu’il propose ici sur la « culture matérielle occidentale » sont rétro-prospectives.

L ’étude du paléolithique et du néolithique lui permet d’établir une étroite relation « entre la culture matérielle et la représentation symbolique », ainsi un outil représente bien plus que sa fonction. Avec la machine-outil, à la fin du XVIIIe siècle, le travail de l’artisan se trouve concurrencé par un nouveau système-technique dans lequel « les pièces détachées produites » sont à la fois « standardisées - préfabriquées - interchangeables ». Le changement technique ne génère pas pour autant, du moins, immédiatement, une modification de la forme de ce qui est fabriqué. Le métier de l’artisan ne disparait pas pour autant, il peut même être stimulé et connaître d’heureuses innovations respectueuses de la tradition.

Jocelyn de Noblet qui connait parfaitement l’histoire des techniques liste les principales inventions qui jalonnent la modernité et s’attarde, à juste titre, sur deux industriels aux objectifs opposés : Henry Ford et Alfred P. Sloan. Le premier s’obstine à ne pas modifier la « Ford T », tandis que le second, qui dirige General Motors dès 1923, est persuadé que tout produit, dans le système capitaliste, ne peut échapper à l’obsolescence, il convient alors d’introduire « de la nouveauté dans la chose établie ». Sloan parle, en 1932, d’« obsolescence esthétique programmée » et demande à des stylistes de changer chaque année la carrosserie des modèles tout en conservant le même châssis. La publicité, le crédit et le marketing invitent les consommateurs « à acheter ce dont ils n’ont pas besoin », selon le slogan de l’époque... La forme ne se modifie que lorsque plusieurs conditions sont réunies explique l’auteur : une invention technique décisive, un bouleversement écologique, une rupture brutale (guerre, épidémie, invasion, etc.), une innovation technique qui ne peut se satisfaire de la forme existante, un « système d’objets » qui impose les stades de son développement (imitation-authenticité-diversification- banalisation-disparition), etc.

Le dernier chapitre envisage le devenir de la planète à l’horizon 2080, Jocelyn de Noblet mise sur l’énergie nucléaire, un « mal nécessaire » admet-il, mais avec des « centrales à réacteurs à sels fondus en cycle thorium 232 », qu’il décrit longuement. Il défend les villes compactes avec des tours en Ductal (nouveau béton qu’utilise Jacques Ferrier pour édifier sa tour Hypergreen), le télétravail, les vélos à assistance électrique, la démocratie participative avec des « Conférences des citoyens », le design thinking et les « fertilisations croisées », l’« économie circulaire »,  le « Bureau de voisinage » qui ressemble à un « tiers-lieu » associé à une « fab’lab »... Ces pistes sont à discuter d’autant que l’agroécologie, le jardin (et donc la maison), la chronobiologie, le réemploi, la biorégion, par exemple, n’y sont pas mentionnés. Il est plus facile de revenir sur l’histoire que d’anticiper... On partage avec l’auteur son appel à un design social et écologique. Quant au futur, il sera fait aussi de tout ce qu’on ignore, de tout un inattendu provenant des mille et une initiatives, expérimentations, alternatives qui surgissent ici et là.

Jocelyn de Noblet, Quel design pour une futur incertain ? Est-il possible de concevoir autrement ?, « Histoires et idées des Arts », Paris, L’Harmattan, 2024, 382 pages, 28 euros.