Les mots et les choses

Sans transition : l’écologie contre la transition

Anne Rumin | 14 septembre 2022

Introduction

« Sans transition », l’expression peut être quotidiennement employée lors d’un discours ou d’une conversation, pour sauter du coq à l’âne, aller d’un sujet à un autre en se passant de lien logique. Quelque chose ici nous semble relever de la « pensée Powerpoint » qui, sous couvert d’un souci d’efficacité, fonctionne en bullets points, en seuls mots-clefs, et renonce à une forme de complexité (1). L’émission satirique des Guignols de l’info l’avait remarqué : il s’agit là d’un tic de langage propre à certains présentateurs de journaux télévisés, qui juxtaposent des informations sans les articuler, avouant à demi-mot, à travers l’usage de cette formule, leur incapacité à construire de la cohérence dans le flux continu et accéléré des actualités. Pourtant, l’on s’amusera de constater que ces termes, « sans transition », sont aussi employés dans un tout autre contexte et dans une toute autre perspective, à travers la prolifération récente d’initiatives contestant la politique gouvernementale en matière d’écologie, et s’érigeant contre la notion de « transition écologique ».

L’écologie contre la transition

Cette remise en question du paradigme de la transition s’incarne notamment dans la rue. Le samedi 8 décembre 2018, alors que le ministère de l’Intérieur déconseille aux populations de rejoindre les rangs de la Marche pour le climat, avançant que le bon déroulement de celle-ci pourrait être compromis par le quatrième acte des Gilets jaunes, des liens se construisent au contraire entre les deux cortèges (2). Et un slogan émerge de cette rencontre : « Écologie sans transition ». La formule, scandée par l’adverbe « sans », esquisse deux camps : celui de l’écologie, ou peut-être de l’écologisme, et celui de la transition, ou de l’environnementalisme gouvernemental (3), qui invoque la crise environnementale pour légitimer la hausse des taxes sur le carburant pesant sur les ménages les moins aisés. Il s’agit donc de penser l’écologie non seulement sans transition, mais contre la transition. Un an plus tard, le collectif Désobéissance Écolo Paris fait de ce slogan le titre de son premier ouvrage (4), participant à populariser la condamnation de la transition. Ainsi, l’expression « sans transition » sera reprise par différentes organisations, à l’instar du collectif GRAPE, qui revendique lui aussi une conception de l’architecture et de l’urbanisme se passant de transition (5).

Il est vrai que la notion de transition écologique a perdu de sa superbe depuis les expérimentations initiées par Rob Hopkins. L’institutionnalisation rapide qu’elle connaît dans les années 2000 la vide de sa substance subversive, en l’amputant de ce qui devait en être à l’origine : l’affirmation de limites à la croissance (6). C’est dans ce cadre théorique, et dans lui seul, que la transition devait pourtant se comprendre. Mais des décennies plus tard, alors qu’un ministère en porte le nom, la transition semble obsolète et en souligner les insuffisances, voire l’échec, devient peu à peu une évidence pour les écologistes. La contestation de la transition s’organise ainsi selon différents chefs d’accusation. Nous n’en ferons pas ici l’inventaire exhaustif. Rappelons seulement que celle-ci semble d’abord temporellement désajustée, à la fois anachronique et arythmique. Anachronique, car elle n’est plus de son temps : si, cinquante ans plus tôt, il était peut-être encore possible de parler de transition, il faut aujourd’hui, semble-t-il, tirer le frein d’arrêt d’urgence. Par conséquent, la transition est arythmique, elle ne va pas assez vite, et sa temporalité ne s’adapte guère à celle des mutations environnementales et climatiques. Plus encore, si la transition ne va pas assez vite, elle ne va surtout pas assez loin : pour certains de ces détracteurs, elle est cosmétique et mise en œuvre depuis une pensée néo-libérale et techniciste, qui n’interroge en rien les fondements de nos modes de production et de consommation.

Lutter contre l’accaparement des termes

Dès lors, si la transition n’est plus, d’autres mots, d’autres paradigmes, peuvent être inventés ou réinvestis. On assiste ainsi à une multiplication de propositions hétérogènes, entrant parfois en contradiction les unes avec les autres : il sera par exemple question de « révolution », de « bifurcation » (7), ou encore de « redirection » (8). Ces reformulations du projet écologiste ne sont pas toujours qu'une affaire de communication : l’abandon d’un terme au profit d’un autre peut s’accompagner de la définition de nouvelles priorités politiques et de nouveaux modes d’action. Dans ce sens, remettre en question la transition et assister à la prolifération d’autres notions peut s'avérer enthousiasmant.

Une question subsiste cependant :  comment s’assurer que ces termes ne soient pas eux aussi, et comme la notion de « transition » ou encore celle de « développement soutenable », arrachés à leur cadre théorique, amputés de leur radicalité, et remobilisés par des acteurs institutionnels et économiques dans une forme galvaudée ? Ainsi, s’il s’agit de forger de nouveaux mots, peut-être faudra-t-il aussi lutter contre leur possible accaparement, en les réinscrivant dans la mémoire des luttes et idées écologistes. 

Notes

(1) Nous empruntons notamment le terme à Franck Frommer, dans la Pensée PowerPoint. Enquête sur ce logiciel qui rend stupide (La Découverte, 2010).

(2) À ce sujet, voir « Tout brûle déjà : écologie sans transition. Notes sur la marche pour le climat, le 8 décembre à Paris », dans lundimatin.

(3) Nous reprenons ici la fameuse distinction d’Andrew Dobson entre « écologisme », idéologie politique à part entière, et « environnementalisme », compris comme le produit d’une « indigestion idéologique ».

(4) Collectif Désobéissance Écolo Paris, Écologie sans transition (Éditions Divergences, 2020).

(5) Voir à ce sujet l’appel aux architectes publié dans Topophile.

(6) Ces mécanismes d’institutionnalisation participant à la dévitalisation des termes de « transition » ou de « développement soutenable » ont par exemple été étudiés par Luc Semal, dans Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes (PUF, 2019) ; ou encore Andrew Dobson, dans Green Political Thought (Routledge, 2007).

(7) « Bifurcation », un terme proposé par la France Insoumise.

(8) Voir à ce sujet Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement (Éditions Divergences, 2021).