Du lisible au visible

« Se mouvoir et être ému. L’expérience esthétique en architecture » de Céline Bonicco-Donato

Coline Periano | 5 février 2025

Introduction

Définir l’expérience esthétique que procure l’architecture embarrasse autant les architectes que les philosophes. Les débats peinent à s’extraire de modèles qui repoussent dos à dos art et utilité. Dans Se mouvoir et être ému, Céline Bonicco-Donato dépasse les contradictions et s’appuie volontairement sur les particularités de l’architecture comme art dans lequel on vit et art qui répond à des besoins. Elle dévoile comment nos sentiments esthétiques puisent précisément leur source dans l’usage des lieux.

Céline Bonicco-Donato examine d’abord les philosophies de l'architecture qui ont désolidarisé la combinaison entre beauté et utilité, pourtant présente chez Vitruve et Alberti. Elle retrace un cheminement entre Kant, Hegel et Benjamin notamment, qui décrivent l’incomplétude ou l’imperfection de l’architecture vis-à-vis des autres arts. Chez Kant, le public de l’architecture évalue d’abord la concordance entre le bâtiment et les besoins qu’il doit combler. Alors que la beauté de l’art est pure parce qu’elle est appréciée pour elle-même, la beauté de l’architecture est imparfaite puisqu’elle est soumise au jugement de l’adéquation entre le bâtiment construit et les attentes du public. Chez Hegel, l’art doit pouvoir transporter son public vers un contenu supra-sensible qu’il n’était pas en mesure de se représenter. Mais l’architecture est prisonnière de sa matérialité et subordonnée à sa fonction. Sa masse et sa pesanteur en font un médium insatisfaisant à exprimer un contenu autrement spirituel. Enfin, chez Benjamin, c’est le régime de perception de l’architecture qui la distingue des autres arts. Elle n’est toujours perçue que de manière distraite, en passant, sans en faire grand cas, contrairement aux œuvres d’art qui sont perçues pour elles-mêmes.

« On ne peut faire pleinement l’expérience de l’architecture que comme usager et jamais comme spectateur, sans quoi on altère sa réalité pour la réduire à un décor sans intériorité que l’on n’arpente pas. »

Cécile Bonicco-Donato (p.72)

Ainsi ces philosophes, s’ils en donnent des explications différentes, s’accordent sur un point : l’expérience esthétique de l’architecture est inaboutie et incomplète. L’hétéronomie de l’architecture qui existe dans un contexte et pour des objectifs l’empêche d’être absolument esthétique. Céline Bonicco-Donato entreprend toutefois de renverser cet argument. « On ne peut faire pleinement l’expérience de l’architecture que comme usager et jamais comme spectateur, sans quoi on altère sa réalité pour la réduire à un décor sans intériorité que l’on n’arpente pas. » (p.72) Plutôt que de justifier d’une expérience esthétique à la marge de l’architecture ou malgré elle, l’auteure examine nos expériences communes de l’architecture ordinaire pour mieux comprendre ce qui nous contente, ce que l’on apprécie, ce qui nous émeut et ce que l’on trouve beau.

Céline Bonicco-Donato décide de sortir des apories sur les perceptions et le statut de l’architecture en tant qu’art. Elle se concentre sur les émotions esthétiques que l’architecture nous procure et sur les raisons de ces émotions. Nous percevons l’architecture dans la mesure où nous y déployons nos activités ordinaires, nous y enracinons nos expériences quotidiennes. De fait, nous sommes complètement immergés dans nos lieux de vie et ceux-ci colorent et affectent nos existences. In fine, notre sentiment de soi est connoté par l’architecture dans laquelle on évolue. A partir des liens indéfectibles qu’elle décrit entre les sujets, l’architecture et le monde, l’auteure nous amène à comprendre toute la force de l’expérience esthétique propre à l’architecture et qu’elle décrit en ces termes : la joie d’être à sa place.

Il faut alors s’appuyer sur d’autres concepts, comme la convenance et le rythme. Selon l’auteure, la convenance fait droit à l’harmonie entre le bâtiment et son contexte, entre l’architecture et le site. C’est dans ces rapports unifiant entre deux dimensions et deux échelles que se loge la qualité de l’architecture. L’auteure replonge également dans la philosophie de Heidegger qu’elle avait déjà exposée dans son ouvrage précédent Heidegger et la question de l’habiter (Parenthèses, 2019). L’architecture est ce qui cherche à rassembler et à faire exister le quadriparti - la terre, le ciel, les divins et les morales. Elle délimite le paysage en offrant un point de vue sur celui-ci, le dévoile, rend perceptibles les éléments, et permet aux Hommes de s’y mouvoir et d’y participer. Avec Rousseau, Céline Bonicco-Donato s’atèle ensuite à démontrer comment l’architecture, en articulant l’espace intérieur à l’environnement extérieur, constitue un socle pour l’expérience du bonheur. La liaison de l’architecture et de l’existant offre aux Hommes l’une des clés pour la vie heureuse : le fait d’être accordé avec le monde.

L’auteure emprunte également aux philosophies allemandes de l’empathie la notion de rythme, une vibration qui rapproche le corps humain du corps de l’architecture en les parcourant de la même façon. D’un côté, la pulsation cardiaque et la respiration, de l’autre, les motifs et les répétitions. Ces derniers structurent, matérialisent et reflètent des affects que les sujets éprouvent. Un sentiment de plénitude, forgé dans la certitude d’être entièrement soi-même tel qu’on est engagé dans le monde, surgit de la résonance entre ses affects et les rythmes de l’espace. L’architecture nous émeut, par le dialogue qui se tisse entre l'organisation rythmique de la matière et celle de nos affects. Elle nous ébranle et met en mouvement nos affects comme notre corps. Émotions et mouvements coexistent dans la perception et l’usage de l’architecture. « L’angoisse resserre, la joie dilate, l’amour dissout. » (p.126)

L’architecture articule les rythmes, les échelles et les styles des personnes et du monde. Céline Bonicco-Donato fait droit à une expérience esthétique de l’architecture qui surgit de la joie d’être à sa place, éprouvée par un sujet se découvrant lui-même et lié à l’espace, ému par le bâti et mis en mouvement par le désir de l'explorer.

Dans cet ouvrage fascinant, le développement de Céline Bonicco-Donato est exigeant et rigoureux. La lecture peut être ardue pour des non philosophes bien que de nombreux exemples et descriptions architecturales aident à suivre les arguments.

Céline Bonicco-Donato, Se mouvoir et être ému. L’expérience esthétique en architecture, « Eupalinos », Parenthèses, 2024, 256 pages, 19 euros.