Dans le miroir du passé

Paysages urbains ou les servitudes de beauté

Georges de Montenach | 15 décembre 2021

Introduction

1909, le premier congrès international pour la protection de paysages se réunit pendant quatre jours à Paris sous la présidence de Charles Beauquier, député auquel nous devons, en 1906, la première loi relative à la protection des sites et monuments naturels. Ce congrès s’intéressa tant aux récentes législations protectrices des paysages naturels qu’aux forêts, aux montagnes, à la faune et à la flore, à la santé mais aussi aux paysages urbains dont on retrouve une des plus premières occurrences dans la conférence prononcée par Georges de Montenach (1862-1925), écrivain fribourgois « cantoniste », tenant du mouvement catholique social qu’il développa à l’échelle internationale tout en restant très attaché à l’épichorique. Dans le texte suivant, il dépasse l’esthétique des villes pour s’intéresser au paysage urbain tant celui que la ville forme que celui que la ville voit. La ville est un fait géographique, elle ne peut ignorer son milieu naturel et il revient aux citadins de préserver cette harmonie qui réjouit leurs sens. Il nous avertit de la banalisation et des dévastations ordinaires et irréversibles que subissent les villes, il nous alerte de la banlieue totale qui envahit les paysages, il nous propose finalement une servitude de Beauté et formule quatorze vœux contre l’enlaidissement du paysage urbain.

L’esthétique des villes

Pendant le courant du XIXe siècle, toutes les villes, et je parle aussi bien des grandes métropoles que des petites cités de seconde et troisième catégorie, ont subi de profondes modifications, elles ont perdu en partie, ce qui faisait leur parure ancienne, ce qui dans chaque région, les distinguait les unes des autres et donnait à chacune une physionomie bien caractérisée. 

Presque toutes ont vu leur population s'accroître, plusieurs d'une manière démesurée, par l'afflux d'une population immigrée, qui n'avait ni les mœurs, ni les traditions, ni les habitudes municipales, ni le sens historique des anciennes populations. Pour faire place à ces nouveaux venus, des quartiers anciens, qui symbolisaient dans leurs pierres des siècles entiers de gloire locale, toute l'histoire du passé, ont été brutalement démolies, et on les a remplacées par des bâtisses neuves sorties de terre comme des champignons et toutes semblables à peu près sous la misérable livrée utilitariste qui leur était imposée. 

Le développement de l'industrie, l'établissement des chemins de fer ont amené la construction des faubourgs chaotiques, composés de cités ouvrières, d'usines et d'entrepôts, et les agglomérations urbaines ont ainsi perdu les lignes et les contours précis qu'elles avaient autrefois, pour devenir un immense espace qui envahit, dans le désordre, les campagnes environnantes, engloutissant sous l'avalanche des moellons, tout le paysage naturel. 

Je n'ai pas besoin d'insister pour montrer combien fut préjudiciable non seulement à l'esthétique, mais encore au bon ordre social, ce changement radical et subit infligé aux cités sans aucune règle, ni aucune prévoyance. 

Tous ceux qui s'intéressent à la question soulevée par moi, et je ne m'adresse pas à d'autres ici, reconnaissent que des fautes énormes ont été commises et qu'il a manqué à la plupart des villes, à ce moment décisif de leur histoire, des hommes sachant comprendre que leur croissance doit être régulière et prévue, que certaines lois d'aménagement ne sauraient être impunément violées, et qu'il ne suffit pas, pour rendre une ville belle, de conserver dans son sein quelques monuments anciens, soigneusement restaurés ou de construire quelques palais, d'élever des statues, mais qu'il faut harmoniser dans leur ensemble toutes les parties qui la constituent, maintenir entre elles un lien et éviter une banalisation générale. 

« Pour rendre une ville belle, il faut harmoniser dans leur ensemble toutes les parties qui la constituent, maintenir entre elles un lien et éviter une banalisation générale. » 

On a pu dire avec raison : « que nous avions beaucoup de constructeurs de maisons, mais pas de constructeurs de villes » et à une époque de progrès général, nous n'avons pas su, dans ce domaine, respecter les règles indispensables, ni oser des innovations qu'un état social nouveau demandait. 

Cependant, aujourd'hui, grâce aux travaux des Stubben, des Sitte, des Hallays, grâce à l'exemple des Bulles, des Broerman, grâce aux Congrès internationaux d'Art public, tout un mouvement d'opinion s'est produit en faveur d'un aménagement plus rationnel des habitations, des rues, des places urbaines, et nous pouvons espérer, qu'en cette matière, le règne du laisser-faire et de la routine touche à sa fin. 

Déjà, dans plusieurs pays, des projets de loi ont été soumis aux autorités compétentes, qui ont pour but de mettre fin à certains abus et d'introduire dans l'arsenal des lois des dispositions à la fois conservatrices de la Beauté ancienne et productrices d'une Beauté nouvelle, faite d'ordre et d'harmonie. 

Cette législation qui n'est encore qu'à l'état embryonnaire se développera et des Congrès comme celui qui nous réunit, hâteront l'avènement de l'ère rédemptrice, en permettant la discussion publique de certains problèmes, la comparaison des méthodes et en excitant l'émulation générale. 

M. le député Beauquier, président et initiateur de ce Congrès, vient de déposer à la Chambre française un projet de loi dans lequel, il insiste sur la nécessité d’imposer à toutes les municipalités l'établissement d'un plan d'extension qui les mettra, pour l'avenir, à l'abri de certaines surprises, de certaines aliénations inconsidérées du domaine public et de certains vandalismes inutiles et barbares ; qu'il me soit permis de le remercier de cette initiative pleine de promesses. 

Je n'ai pas l'intention, ni la possibilité d'aborder dans ce rapport, la question de l'esthétique des villes dans son ensemble, je l'ai traitée, cette question, dans d'autres travaux, avec tout l'intérêt, convaincu, sinon compétent, de quelqu'un qui voit son importance sociale et les liens intimes qui la rattachent, d'une part à la marche en avant de notre civilisation moderne, de l'autre au maintien et à la culture des sentiments patriotiques et des traditions nationales. 

Le milieu géographique

« La ville ancienne savait employer son cadre naturel, elle s'en ornait pour sa défense, elle s'en paraît pour sa beauté, la ville moderne, au contraire, le méprise et le détruit impitoyablement, dès qu'il la gêne. »

Dans ce Congrès, qui a pour objet la défense des Paysages et des Sites, on m’a demandé d'insister sur les relations étroites qui existent entre la ville et le milieu naturel où elle est placée, et de faire rentrer le paysage urbain dans la catégorie des choses qui méritent la protection et la sollicitude du Pouvoir. 

Un humoriste l'a dit en plaisantant, sans se douter de la profondeur de ses paroles : « Toutes les villes sont situées à la campagne » et cela est parfaitement exact, car elles sont toutes placées dans un cadre naturel qui réagit sur elles ; auquel elles empruntent souvent, une grande partie de leur attrait et dont parfois elles détruisent malencontreusement le charme. 

La ville ancienne savait employer son cadre naturel, elle s'en ornait pour sa défense, elle s'en paraît pour sa beauté, la ville moderne, au contraire, le méprise et le détruit impitoyablement, dès qu'il la gêne, et c'est ainsi qu'une coupure se fait toujours plus profonde entre les campagnes et les cités ; et ces dernières tendent de plus en plus à devenir étrangères à la région où elles sont placées, elles perdent contact avec les grandes et belles lignes du pays, elles deviennent un centre et un foyer d'exotisme. 

Les villes sont des faits historiques et économiques, mais aussi et surtout des faits géographiques, et ce n'est point impunément qu'elles ne tiennent plus compte du sol où elles sont assises, des cieux qui s'étendent sur elles, du climat qu'elles ont à supporter, en un mot de toute une ambiance, dont on devrait au contraire se préoccuper sans cesse dans la construction des monuments et des maisons, dans l'emploi des matériaux, dans l'architecture, dans l'orientation des rues, dans l'exposition de nouveaux quartiers. 

On ne devrait jamais oublier que la première parure d'une ville, c'est son sol parfois tourmenté, c'est le ruban d'argent du fleuve qui la traverse, c'est la colline verdoyante où elle s'étage, c'est la forêt qui la préserve, c'est l'horizon dont elle est entourée, tout cela forme pour elle les premiers, les meilleurs éléments de sa beauté, et de ces éléments, l'agglomération urbaine, dans son accroissement progressif, devrait savoir profiter davantage, au lieu de les méconnaître et de les saccager. 

On a raison de défendre les Sites et les Paysages naturels, qui sont la parure de toute une contrée, contre les abus de l'affichage déshonorant, contre des exploitations industrielles dévastatrices, contre le mauvais vouloir de certains propriétaires, qui, par un étrange abus de leurs droits, prétendent pouvoir transformer sans contrôle, certains coins de pays, en quelque sorte classiques où l'artiste et le poète vont chercher leur inspiration, et qui sont pour l'humanité la source des plus nobles joies, l'aliment de l'idéal. 

« On ne devrait jamais oublier que la première parure d'une ville, c'est son sol parfois tourmenté, c'est le ruban d'argent du fleuve qui la traverse, c'est la colline verdoyante où elle s'étage, c'est la forêt qui la préserve, c'est l'horizon dont elle est entourée. »

Les paysages urbains

On aurait tort de ne pas comprendre parmi les Paysages qui doivent être respectés, préservés et sauvegardés, ceux que la ville forme et où le travail de la Nature et celui de l'homme se sont, à travers les siècles, étroitement mêlés, pour engendrer des merveilles. Jusqu'à présent, les spécialistes qui se sont voués à l'étude de l'esthétique des villes, se sont, à mon humble avis, trop peu souciés de ce côté de leur sujet sur lequel je me permets d'attirer ici l'attention toute spéciale du Congrès. 

L'emplacement et le dégagement des édifices, le mouvement des rues, la hauteur, le style et la physionomie des habitations, la création des parcs et des jardins, a trop exclusivement absorbé nos édiles. Le nez dans le détail, ils n'ont pas vu l'ensemble et c'est peut-être pour cela que la fièvre d'embellissement qui a secoué tant de cités et englouti tant de millions, n'a produit que des résultats décevants.

Pas plus que les fards, les postiches et les artifices de toilette ne peuvent cacher la véritable laideur d'un corps contrefait, pas plus les statues de bronze et de marbre contourné, les fontaines monumentales, les squares fleuris, les palais surchargés de cariatides ou de coupoles ne peuvent diminuer la mauvaise impression qui se dégage d'une ville construite en violation des mouvements que sa situation lui imposait. Et c’est spécialement dans les agglomérations urbaines, élevées dans un site privilégié et qui doivent leur renommée à ce site lui-même, qu'on peut le mieux juger de la profondeur des erreurs commises depuis cinquante ans, depuis que le développement du tourisme a fait naître dans leur enceinte les grands caravansérails, les maisons locatives, les quartiers de villas, les boulevards bordés de boutiques somptueuses. 

Donnez-vous la peine d'étudier la situation géographique de ces rendez-vous des visiteurs de toutes les nations qui s'appellent Nice, Cannes, Genève, Montreux ou Lucerne, pour ne parler que de ceux que je connais bien ; recherchez les éléments naturels qu'ils avaient à leur disposition et qui faisaient leur attraction et vous serez tous amenés à conclure que ces villes ont été développées et agrandies d'une manière plus ou moins fatale à leur beauté, contraire à leurs intérêts esthétiques, et vous verrez en même temps que leur progrès était toujours conciliable avec le ménagement de ce qu'elles ont amoindri ou dévasté. 

« On aurait tort de ne pas comprendre parmi les Paysages qui doivent être respectés, préservés et sauvegardés, ceux que la ville forme et où le travail de la Nature et celui de l'homme se sont, à travers les siècles, étroitement mêlés, pour engendrer des merveilles. »

Malheureusement, l'harmonie d'un paysage urbain est une chose très délicate et qui est encore à la merci du premier venu ; il suffit, en effet, parfois, et je pourrais donner des exemples, de la construction d'une seule maison pour la détruire et c'est une pitié que la silhouette caractéristique de toute une localité puisse être perdue au détriment non seulement de la communauté citadine, mais de l'universalité des hommes, par l'élévation d'une cheminée d'usine, par l'édification d'une maison de rapport, par l'établissement d'un barrage ou d'un remblai, par l'alignement d'une muraille morne. 

La photographie nous rend sensibles les ravages de ces infiniments petits, dans l'ensemble urbain. Prenez deux vues de plusieurs aspects d'une localité pittoresquement située, nous représentant, à quelques années de distance, le même ensemble, et vous serez surpris et affligés des dispositions générales qui se sont produites, des empâtements qui noient la fine silhouette d'une église, d'une citadelle, d'un château, qui obstruent une échappée plongeante vers un lac, une rivière, un coin de montagne. 

Sans doute, les observations que je formule maintenant ont plus de valeur pour les villes de dimension moyenne et de population restreinte que pour les grandes capitales, dans lesquelles le paysage naturel ne joue, pour ainsi dire, aucun rôle, mais, cependant, n'avons-nous pas vu une des plus admirables perspectives de Paris altérée profondément, depuis que la toiture en verre du grand Palais est venue l'obstruer, cachant l'échappée qu'on avait, depuis le pont du Louvre, vers les lointains brumeux du Trocadéro. Certaines constructions prévues dans la Cité seraient, de même, des attentats irréparables contre le paysage parisien classique. 

L’eau, parure vivante

« De tous les éléments naturels qui peuvent contribuer à la beauté d'un paysage urbain, l'eau est certainement celui qui a le premier rôle. »

De tous les éléments naturels qui peuvent contribuer à la beauté d'un paysage urbain, l'eau est certainement celui qui a le premier rôle. Car, celui-là, l'homme ne peut pas le supprimer comme il fait des autres ; qu'il s'agisse d'une rivière ou d'un fleuve, d'un lac ou de la mer, l'eau est toujours une parure, peut-être plus ou moins bien portée ; la tendance d'emprisonner les eaux dans des quais, dans des murailles grises et ternes, est malheureusement dominante, et on supprime très souvent le charme d'une ville, en semblant faire, au milieu d'elle, des eaux comme des prisonnières qu'on tient à l'écart, au lieu de les appeler au mouvement et à la vie. 

Il faudrait défendre les berges verdoyantes qui existent encore, et multiplier, partout où cela est possible, autour des eaux, un décor végétal, non point exotique et peigné, mais simple et naturel ; avec de l'eau et de beaux arbres, on peut réaliser des ensembles d'une magnificence sans pareille et qui auraient le mérite d'être moins coûteux que les balustrades monumentales et les colonnes rostrales, les pyramides, les candélabres et autres bibelots architecturaux, par lesquels nous croyons faire éclater notre goût et notre somptuosité. 

Cette idée que toutes les rivières qui serpentent à travers nos bourgades doivent avoir leur cours régularisé, rectifié, est des plus néfastes ; elle contribue à remplacer, par des canaux lugubres, quelque chose d'attirant, de reposant, de plaisant à l'œil, quelque chose qui mettait en valeur les maisons et les monuments voisins, quelque chose qui faisait, à travers les cités, une trouée lumineuse aux teintes changeantes. 

Je comprends bien les exigences pratiques de la navigation et de l'hygiène, mais, dans ce domaine édilitaire comme dans tous les autres, la conciliation entre le beau et l'utile serait possible, si on se donnait seulement la peine de la chercher ; la preuve en est que certaines localités ont su tirer de leurs eaux des effets splendides, tandis que d'autres, mieux dotées peut-être, ont gaspillé leurs richesses et les ressources que la nature leur avait données. 

Certes, le lac Léman est incomparablement plus beau que celui de Zurich, et cependant, Genève, en élevant autour de son port magnifique des maisons banales, trop hautes et trop rapprochées des berges, a diminué, et de beaucoup, le tableau enchanteur qu'il formait. Tandis qu'à Zurich, on a décuplé l'effet général par une adroite utilisation des bords du lac, sur lesquels on a échelonné, à une distance convenable, de magnifiques bâtiments, noyés dans une verdure qui rejoint les flots. 

En nature d'aménagement urbain, le collectivisme germanique triomphe souvent de l'individualisme latin. 

Paysages urbains ou les servitudes de beauté
Paysages urbains [Margot Stuckelberger-Topophile]

La servitude de beauté

Il existe des paysages urbains qui ne doivent rien à la nature et n'en ont pas moins une valeur acquise, les rendant dignes d'une protection efficace et vigilante. Ils sont formés par la rencontre de certains édifices, par la disposition d'une place, ou par la réunion de simples maisons qui s'accompagnent bien les unes les autres, et dont aucune fausse note ne dépare l'ordonnance. 

Ces paysages urbains appartiennent à toutes les époques de l'histoire d'une ville ; ils ont chacun leur style, tantôt moyennâgeux et romantique, tantôt classique, dans leur belle symétrie ; les constructeurs modernes ont réussi parfois à en constituer qui ne sont point dépourvus de valeur et d'intérêt. 

Ces ensembles urbains sont journellement l'objet de dévastations irréparables, parce qu'ils ne sont protégés que dans des cas exceptionnels, lorsque les bâtiments dont ils sont faits ont une valeur artistique ou historique réelle et reconnue. Cependant, les plus charmants d'entre eux ne sont point toujours ceux qui ont obtenu la consécration officielle, et dans les agglomérations urbaines les plus humbles, on en trouve qui mériteraient d'être respectés davantage. 

Une enseigne malencontreusement placée, la vitrine hurlante d'un bazar, l'exhaussement d'un toit suffisent très souvent à les abîmer, et à changer leur aspect général. 

On dépense souvent de fortes sommes pour restaurer un palais, un hôtel de ville, et on tolère en même temps, avec légèreté, que tout ce travail soit rendu vain, en permettant que le cadre de l'édifice national soit complètement bouleversé, vulgarisé ; on aboutit ainsi à des accouplements hideux ; il faut vraiment que l'habitude de la laideur soit devenue, chez les populations d'aujourd'hui, une seconde nature, pour qu'elles supportent, avec une telle indifférence, le spectacle pénible que cette licence édilitaire et architecturale produit. Pour remédier à cet état de choses, il est absolument indispensable de faire pénétrer, dans l'esprit des lois, l'idée d'une servitude nouvelle, que j'appellerai la « Servitude de la Beauté ». Les citoyens n'auront pas le droit de la trouver plus exorbitante que beaucoup d'autres auxquelles ils se soumettent passivement. Malheureusement, grâce aux politiciens, qui ont besoin de flatter leur clientèle électorale, les administrations, même quand elles sont armées, ferment trop souvent les yeux et tolèrent des abus excessifs, ratifient des plans saugrenus, et permettent aux particuliers toutes les fantaisies que l'amour du lucre peut leur suggérer. 

Il est curieux qu'à une époque où l'on combat avec tant d'acharnement tous les privilèges, par amour de l'égalité et dans l'intérêt du plus grand nombre, on en soit encore si souvent, en matière d'aménagements urbains, au régime du bon plaisir. Sur ce terrain, l'individu qui est, partout ailleurs, forcé de compter avec les droits de la collectivité, peut, avec un sans-gêne incroyable, infliger à un quartier, à une cité tout entière, une irréparable dépréciation esthétique. 

C'est sans doute à cause de cette situation que ce Congrès a mis à l'étude cette question du Paysage urbain, encore nouvelle, et a estimé qu'il y avait lieu de le défendre aussi bien qu'une cascade, un bouquet d'arbres centenaires, une gorge sauvage. 

« Il est absolument indispensable de faire pénétrer, dans l'esprit des lois, l'idée d'une servitude nouvelle, que j'appellerai la Servitude de la Beauté. »

La juste proportion

Le Paysage que nos villes forment est surtout menacé par un renversement général de toutes les idées de proportion. 

La ville ancienne avait des traits fortement accusés, grâce à ses parties saillantes, constituées par les tours des remparts, les flèches des églises, les dômes des palais ; aujourd'hui, elles sont devenues un monceau informe, parce que toutes les maisons communes ont voulu se hausser à la taille des bâtisses exceptionnelles, et on peut dire que c'est, depuis que tout est devenu monumental, que les vrais monuments ont perdu leur valeur, leur éclat, leur rôle esthétique, leur signification sociale. Les grands pâtés composés par les casernes locatives aux étages superposés, noient tout, et je crois qu'on ne saurait lutter avec trop de vigueur contre la surélévation arbitraire des habitations. 

L'intérêt social et l'intérêt esthétique se trouvent d'accord, ici, pour réprouver un système qui conduit à l'entassement des familles, dans des conditions hygiéniques de plus en plus déplorables, car les microbes connaissent le chemin des maisons riches aussi bien que celui des maisons pauvres, et les beaux tapis, loin de les éloigner, les attirent. On parle beaucoup, de nos jours, de la cité future, et on l'étudie au point de vue politique, économique, sanitaire ; j'ose ici affirmer que les nations qui reviendront le plus vite à l'emploi généralisé de la petite maison familiale et qui proscriront le casernement dans les bâtisses superposées, seront celles qui marcheront à la tête de la civilisation et qui verront régner chez elles la justice et la paix. 

On sait que la tuberculose est en décroissance à Londres, malgré l'énorme extension de cette métropole, et ce progrès est uniquement dû à la petite hauteur des maisons londoniennes. 

La multiplication incessante des moyens peu coûteux de communication permet aux villes de s'élargir et de s'étendre, et rend inexcusable la surélévation des maisons anciennes, qui se pratique aujourd'hui sur une si grande échelle. 

Je dénonce la maison trop haute comme la plus grande ennemie des Paysages urbains. Il me paraît inadmissible que, dans un but de pure spéculation, et alors qu'ils ont déjà grandement profité de la plus-value de leurs immeubles, les propriétaires puissent anéantir, comme ils le font tous les jours, par la surélévation, les traits essentiels d'une cité originale et historique, altérer l'harmonie des places, diminuer l'effet des admirables monuments nationaux, masquer des perspectives, transformer en puits sombres les rues. 

On va peut-être m'objecter les gratte-ciel américains, qu'il est question d'acclimater en Europe et auxquels Paul Adam a su trouver quelques charmes. 

Beaucoup de ceux qui ont étudié le Nouveau-Monde ne croient pas que le gratte-ciel y soit la maison de l'avenir. Il répond à un besoin de l'évolution urbaine dans ces pays neufs. Et déjà, les villes se prémunissent contre leur envahissement. On groupe les monuments municipaux, de manière à former, sous le nom de centre civique, de magnifiques ensembles urbains ; dans un cadre de parcs et de jardins, on incorpore à la cité d'immenses espaces, maintenus libres, et qui constituent des réserves territoriales de prévoyance, en vue des besoins futurs de la cité et de ses administrations.. 

Non, ce n'est plus vers l'Amérique que doivent se tourner ceux qui veulent excuser l'enlaidissement progressif de nos villes européennes, car, dans le pays du dollar, un effort gigantesque en faveur d'une meilleure esthétique des villes, se prépare ; et déjà, plusieurs corps municipaux, aidés en cela par les chambres de commerce, ont commencé la lutte contre la laideur, comprenant que, pour une ville, la Beauté qui attire et retient, c'est de l'argent

« Je dénonce la maison trop haute comme la plus grande ennemie des Paysages urbains. »

Les espaces libres

La question des espaces libres ne rentre pas précisément dans le cadre de ce rapport ; mais leur action sur le Paysage urbain est trop considérable pour que je ne le souligne pas. Un bas-relief est fait de parties évidées et de parties saillantes. Plus les parties évidées sont profondes, plus les parties saillantes se détachent avec puissance et légèreté. Plus la finesse de leurs contours s'accentue. Ainsi en est-il des cités qui, pour être belles, doivent, comme je l'ai déjà dit, posséder des traits bien dessinés et ne pas se présenter comme un amas chaotique de maisons pressées. 

Il faut établir une distinction entre les espaces libres privés et les espaces libres publics. Les premiers ont une aussi grande valeur esthétique que les seconds dans le Paysage urbain. Ce sont les cours, les jardins particuliers, tous les morceaux de terrain qui tiennent aux demeures et en sont une dépendance. 

Aussi, faut-il déplorer que la spéculation, en faisant monter à des prix exorbitants la moindre parcelle du territoire urbain, rend pour ainsi dire impossible même aux gens aisés, la possession de ces cours et de ces jardinets, qui occupaient, dans les cités d'autrefois, une place si importante, pour le plus grand bénéfice de la collectivité tout entière. Car, dans une ville, ne l'oublions pas, le jardin, et c'est ce qui le distingue des autres formes de la propriété privée, n'est pas utile seulement à son possesseur, mais à tout un voisinage, qui profite de son rôle purificateur et désinfectant. 

Si nous étions réellement entrés, comme on se plaît à l'annoncer, dans la Période sociale de l'Art de bâtir les villes, au lieu de taxer les jardins comme des propriétés de luxe, on devrait, au contraire, prendre des mesures pour en multiplier le nombre et abaisser à leur profit les barrières fiscales au lieu de les élever tous les jours davantage. Vous savez, mieux que personne, ce qui se passe à Paris, qui était déjà, entre toutes les grandes villes, une des moins bien pourvues d'espaces non bâtis. À la suite d'un impôt draconien établi il y a 7 ou 8 ans, tout ce qui restait des terrains gazonnés, cultivés, plantés d'arbres, disparaît peu à peu ; aussi je souhaite un éclatant succès à la pléiade de littérateurs, d'artistes et de savants, qui s'est formée pour combattre ce qu'ils appellent : la ville de pierre, devenue une montagne de moellons entassés. 

« Dans une ville, ne l'oublions pas, le jardin n'est pas utile seulement à son possesseur, mais à tout un voisinage, qui profite de son rôle purificateur et désinfectant. »

Par une étrange perversion du véritable sens des choses, les administrations qui poursuivent impitoyablement tous les jardinets et autres petites propriétés privées dont je viens de parler, sont les mêmes qui font des dépenses fastueuses pour établir des squares décoratifs, des parterres fleuris et des parcs. Si belles que soient ces créations de l'horticulture officielle, elles n'auront jamais la valeur sociale du petit coin de terre, où la famille est chez elle, où elle peut, par la culture et les aménagements, s'adonner à des exercices vivifiants, où les enfants, enfin, en dehors de toutes les promiscuités des lieux ouverts à la foule, se font de la santé en se roulant par terre, entre trois arbustes rabougris. 

Ce n'est pas à dire, cependant, qu'il faille proscrire les espaces libres publics, transformés en parcs et en squares ; au contraire, dans les conditions actuelles où sont placées les cités grandissantes, qui voient surgir de terre des quartiers nouveaux, s'étendant dans toutes les directions, éloignant de plus en plus de leurs centre la végétation et les campagnes, il est de toute nécessité de réserver à la Nature des étendues aussi vastes et aussi nombreuses que possible. Pour l'avoir compris dès longtemps, Londres est demeurée une des villes les plus saines de l'Europe, malgré ses 5 millions d'habitants, malgré son climat humide et pluvieux, et Londres a su faire une chose, c'est de garder à ses parcs un aspect de pleine campagne, un caractère agreste, qui permet aux foules d'en jouir véritablement ; l'ouvrier peut s'y étendre à l'ombre, il peut courir à travers les gazons ; il ne trouve pas, à chaque détour, ces affiches irritantes, avec ces mots : « défense de toucher, défense de marcher ! » Nous admettons que certains squares, d'un caractère décoratif, devant ou autour de certains monuments, doivent devenir des bibelots fleuris, peignés, ratissés, fignolés, mais, à côté d'eux, il faut des places de détente et de joie, réellement ouvertes au mouvement naturel de la vie populaire. 

C'est, du reste, faute de réserves territoriales que les Pouvoirs publics sont empêchés d'élever les monuments, les palais, les écoles, etc., aux endroits où ils eussent donné leur maximum d'effets décoratifs, où ils eussent été un enrichissement esthétique de la partie voyante et fréquentée de la ville. 

Un horizon merveilleux

« Je me suis occupé, jusqu'à présent, dans ce rapport, du Paysage que la ville forme, il importe de ne point oublier le Paysage que la ville voit. »

Je me suis occupé, jusqu'à présent, dans ce rapport, du Paysage que la ville forme, soit par sa rencontre avec les éléments naturels du site où elle est placée, soit par ses propres mouvements, par la plantation des choses, maisons et édifices dont elle est composée. 

Il importe de ne point oublier le Paysage que la ville voit

En effet, et j'ai pu le constater bien souvent, des agglomérations urbaines situées en face d'un horizon merveilleux ont, de nos jours, en s'agrandissant, complètement masqué, à leurs habitants, le spectacle dont elles pouvaient jouir et qui faisait leur renom. 

Maladroitement disposées, les nouvelles rues, les nouveaux blocs de maisons, se sont bouchés littéralement les uns aux autres, de magnifiques horizons. À ce point de vue, l'exemple néfaste de Lausanne et de Montreux, de Lausanne surtout, sont véritablement frappants. Seuls, des plans d'extension savamment établis seront un remède à un état de choses dont les populations peuvent, pendant des siècles, avoir à souffrir. 

Les moindres bibelots du passé atteignent aujourd'hui, dans les ventes, des prix fabuleux, les amateurs se battent autour d'une statuette et d'un vieux plat, on couvre d'or une tapisserie ou une édition rare. Comment se fait-il que les admirables chefs-d'œuvre dont nos villes sont pleines, hôtels seigneuriaux, maisons anciennes, façades curieuses, places mouvementées, qui reflètent, eux, le passé et les mœurs d'autrefois, avec bien plus de force que des objets épars, et restent autant de morceaux vivants de l'histoire locale, ne soient pas épargnés davantage, conservés aux générations futures avec plus de piété ? 

Que valent, à côté d'un paysage urbain intéressant, conservé dans son intégrité, les plus beaux musées et leurs vitrines ?

Comme l'a si bien dit Paul Adam, dans une de ses chroniques : « Une ville est un musée dont les monuments et les maisons méritent les égards voués aux statues et aux tableaux. Un Gabriel équivaut à un Houdon ; injurier l’un ou l'autre dans les causes de leur immortalité, c'est la preuve d'un impardonnable béotisme. » 

La banlieue totale

« Les campagnes prennent un accent citadin qui finiront par donner à tout le pays une physionomie de banlieue. »

Il me reste à examiner un autre des rapports qui existent entre la ville et le Paysage ; je veux parler de l'infiltration lente mais continue des habitations citadines dans les milieux ruraux. 

Jadis, par plusieurs côtés, les cités gardaient un caractère agreste ; aujourd'hui, la situation est complètement retournée, et ce sont les campagnes qui prennent un accent citadin par l'architecture des maisons, par la disposition des rues villageoises, par l'introduction d'une foule de choses qui finiront par donner à tout le pays une physionomie de banlieue. 

Chaque région perd ainsi sa note dominante et cette uniformité pitoyable ne se légitime pour ainsi dire jamais, car elle ne constitue un progrès pour personne, elle introduit seulement de fausses apparences de luxe, au milieu desquelles revivent toutes les routines et tous les abus. 

Le pouvoir est grandement responsable de cette situation, parce qu’il ne tient presque jamais compte dans la construction des bâtiments administratifs, des indications impérieuses de l'ambiance régionale ; trop souvent les maisons d'école, les mairies, etc., sont un véritable défi au milieu où elles s'élèvent, tant elles lui sont agressivement étrangères. 

Je suis heureux de pouvoir dire ici qu'on s'est préoccupé en Suisse de ces ruptures violentes, que l'introduction arbitraire des maisons trop urbaines et de leurs accessoires produit dans le paysage naturel et dans les centres campagnards. 

On est revenu avec succès à une meilleure appréciation des choses et nombreuses sont déjà les auberges communales, les maisons d'école, les stations des chemins de fer qui font revivre les détails les plus exquis de l'architecture locale sans rien sacrifier de leur utilité pratique. 

Envisagé dans toutes ses parties, la lutte pour la défense des paysages urbains est gigantesque, car pour être féconde, elle exige de nous autre chose que le classement de tel coin de terre dont l'intérêt est évident, elle demande que l'opinion soit éveillée et instruite, et une collaboration étroite de toutes les forces organisées d'un pays : État, commune, associations, organes de l'enseignement supérieur et professionnel. 

Je salue dans les Congrès comme celui qui nous réunit, un moyen efficace de pénétration pour nos idées. 

Paysages urbains [Margot Stuckelberger-Topophile]

L’art local

Ces idées doivent triompher, car elles sont conformes à l'idéal de justice et de Beauté dont notre époque est altérée. 

En écartant de nos villes et de nos campagnes, la laideur déprimante, fruit des exploitations antisociales, nous préparerons au progrès bien entendu, une voie plus large et plus lumineuse. Il ne faut pas nous le dissimuler, les citoyens dans leur ensemble sont encore mal disposés pour le nouveau cours des choses que nous préconisons. 

C'est que, pour la plupart, même ceux qui se piquent d'aimer les Lettres et les Arts, n'ont pas été formés à voir et à sentir la Beauté de leur horizon familier naturel ou urbain. 

L'éducation esthétique des foules a subi une fausse direction ; trop exclusivement livresque, elle n'emprunte pas à ce qui l'entoure les éléments d'une formation rationnelle. 

Dans les écoles, au lieu d'analyser devant l'enfant les paysages locaux et régionaux, de décomposer dans une féconde leçon de choses, les différentes parties qui les constituent, de montrer ce qui les rend harmonieux et plaisants, on cherche trop à l'intéresser à des sujets généraux d'ordre conventionnel, à des pays, à des monuments étrangers qu'il ne verra probablement jamais, et qui ne peuvent éveiller en lui, le goût des choses qui l'entourent. 

C'est pourquoi je regarde le mouvement de l'Art à l'École comme le complément indispensable de celui que nous poursuivons. Mais qu'il évite le danger de verser dans une pédagogie trop étroite, qu'il ouvre les sources du goût, sans prétendre établir celui-ci sur des données n'ayant aucun rapport avec l'ambiance naturelle des élèves. 

Né moi-même dans une ville particulièrement pittoresque, où les monuments et les maisons racontent l'histoire de ma race, où les éléments naturels et urbains se combinent pour former un décor incomparable, je ne saurais pardonner à mes maîtres d'autrefois d'avoir fermé mes yeux sur la beauté des choses éparses autour de moi, pour me faire bêtement goûter les sept merveilles du monde, invisibles ou lointaines. 

L'art local entendu dans son sens le plus large, tient partout dans l'enseignement une place infiniment trop restreinte, tandis qu'il pourrait devenir le stimulant de nos énergies productrices. 

L'Art local nous conduira vers les trois buts supérieurs de toute notre action : la connaissance de l'histoire nationale, l'amour du Beau et la formation de l'esprit patriotique. 

« L'art local entendu dans son sens le plus large, tient partout dans l'enseignement une place infiniment trop restreinte, tandis qu'il pourrait devenir le stimulant de nos énergies productrices. »

Quatorze vœux

Il ne me reste plus qu'à joindre à cet exposé, les vœux suivants que je me permets de soumettre à l'examen et à la ratification du Congrès : 

I. L'agrandissement des villes ne saurait être livré au hasard, il doit se faire selon des règles précises et avec une large prévoyance. 

II. Comme il est certain que plus une ville se continue, moins elle s'enlaidit, on respectera sa physionomie caractéristique, on suivra les indications essentielles de l'ancienne configuration, on conservera aux constructions nouvelles la note locale ou régionale, afin d'harmoniser par leurs lignes générales les parties anciennes et les parties neuves. 

III. On imposera à toutes les localités urbaines, quelle que soit leur population – les petites villes méritent autant d'être préservées de la laideur que les grandes, et souvent elles sont plus qu'elles dignes de nos soins – un plan d'extension dans lequel les exigences techniques et esthétiques devront se concilier. Ces plans d'extension, une fois admis, ne pourront être modifiés sans une expertise et sans l'approbation de l'autorité supérieure compétente et des commissions spéciales commises à la défense des paysages et des monuments historiques. 

IV. Le paysage que la ville forme, la silhouette générale des cités doivent être protégés contre les remaniements et les constructions qui en dénaturent complètement l'effet et en détruisent le charme.

V. Il importe que les villes, en s'agrandissant, tiennent davantage compte des éléments naturels qu'elles rencontrent sur leur route. Au lieu de les saccager, elles s'en serviront adroitement ; elles conserveront, comme enclave, à l'imitation de Bruxelles, les sites naturels dignes d'être protégés ; une adaptation intelligente les rendra toujours plus agréables et plus utiles que des créations horticoles factices et étriquées. 

VI. Le voisinage des forêts étant pour les villes un inappréciable avantage à tous les points de vue, celles-ci feront l'impossible pour en empêcher la disparition et s'en rendre propriétaire. Ces forêts, ouvertes au public, seront aménagées simplement, afin que leur caractère sylvain ne soit pas diminué. On se gardera d'y multiplier les établissements de plaisir, les restaurants et débits de boisson, qui, non seulement les enlaidissent, mais suppriment leur rôle bienfaisant. 

VII. On ne regardera jamais comme un facteur assez important l'ambiance géographique des cités ; dans leur développement, on tiendra compte toujours davantage du sol, du climat, des cultures, des productions régionales. On donnera toujours la préférence aux matériaux de la contrée, leur emploi contribuant grandement à harmoniser le paysage urbain avec le paysage naturel général. 
On réagira, par ces moyens, contre la fusion de tous les exotismes, productrice de la banalisation universelle. 

VIII. Comme il est intolérable que l'effet monumental produit par les édifices, que l'ordonnance des places et leur style acquis, que la perspective des vues et la plantation originale de tout un décor urbain soit à la merci des intérêts particuliers, il importe d'introduire dans la loi une servitude nouvelle, que je nommerai servitude de beauté. Elle maintiendra l'intégrité des paysages urbains classés, ou délimitera les modifications qu'on pourra légitimement y apporter. Il ne faut plus qu'un seul propriétaire ou constructeur puisse, par bon plaisir ou spéculation, infliger une dépréciation à l'esthétique d'une ville tout entière, au détriment de la communauté citadine.  

IX. Comme le cadre général qui entoure les édifices profanes ou sacrés, consacrés par l'admiration des siècles, importe beaucoup à l'effet produit par ceux-ci, effet qu'un seul changement malencontreux détruit souvent, on étendra à ce cadre la surveillance nécessaire. Le dégagement à outrance auquel on se livre de nos jours autour des monuments architecturaux leur est moins profitable que la conservation intelligente de leur voisinage ancien. 

X. L'exagération actuelle de la hauteur des constructions étant, pour les paysages urbains la principale cause de ruine, on réglera strictement la surélévation des maisons anciennes, ne l'autorisant que dans certaines conditions bien déterminées. Cette autorisation devra être refusée là où la largeur des vues ne la comporte pas, là où le resserrement des constructions est déjà trop considérable, et, dans tous les cas, où le paysage urbain aurait à souffrir de ce changement dans les proportions. 
Il importe de restreindre également la hauteur des maisons locatives nouvelles, il y va de l'intérêt social comme de l'intérêt esthétique, et d'entreprendre partout une campagne énergique en faveur des types d'habitation bourgeoise ou ouvrière, conçus pour une seule famille. 

XI. La campagne commencée partout en faveur de l'augmentation des espaces libres dans les villes sera poursuivie. Tout en demandant la multiplication des espaces libres publics : parcs, jardins, squares, places de jeux et de sports, promenades, etc., on cherchera à maintenir les espaces libres privés : cours, jardins et dépendances non bâties des habitations particulières. 
On visera à les affranchir des charges fiscales trop lourdes, qui rendent leur possession impossible au grand nombre, en faisant considérer que, générateurs d'air et de lumière, ils sont le seul luxe privé utile à la communauté tout entière. 
On recommandera aux municipalités la conservation de réserves territoriales en vue de l'avenir, afin que l'évolution normale de la cité ne soit pas, à un moment donné, gênée, entravée et désorientée, faute de terrains libres suffisants. 

XII. S'il est important de sauvegarder le paysage que la ville forme, il ne l'est pas moins de préserver celui que la ville voit et d'empêcher qu'une évolution maladroite de l'agglomération urbaine ne rende, inutile pour elle et invisible à ses habitants, le voisinage d'un magnifique horizon. Trop de villes se sont ainsi privées, par des constructions intempestives, de la vue qui faisait leur principal attrait. 

XIII. L'infiltration continuelle dans les villages et en pleine campagne des habitations citadines et de tout ce qui a un caractère urbain prononcé, constitue un grand danger pour l'intégrité des paysages naturels et une détérioration de la physionomie régionale des villages et hameaux.
On cherchera à remettre en honneur les types locaux de maisons, de clôtures, de fontaines, etc. 
Les autorités donneront l'exemple en maintenant la note de la contrée aux mairies, maisons d'école, auberges communales, stations de chemins de fer et autres bâtiments administratifs, au lieu d'implanter, comme elles le font habituellement, dans les milieux purement ruraux, des types de construction en désharmonie complète avec l'ambiance générale. 

XIV. On poursuivra la formation esthétique de l'enfant, en lui montrant tout d'abord ce qui est beau et ce qui est laid, autour de lui, dans la maison où il est logé, dans la ville et le village qu'il habite; dans la campagne environnante. 
Demandons qu'au lieu d'aller chercher au loin, sous des cieux exotiques, les éléments de ses premières émotions d'art, de ses premières relations avec le beau, on veuille bien les prendre sur place, là où ils ont toute leur puissance inductive. 

Par des promenades méthodiques, faisons visiter aux écoliers les curiosités du pays ou de la cité, expliquons-les, racontons-en l'histoire et, de cette manière, nous obtiendrons non seulement une culture esthétique profonde et raisonnée, mais en même temps nous obtiendrons l'esprit patriotique, nous attacherons davantage l'enfant au terrain natal, nous lutterons préventivement contre tous les déracinements dont il est menacé, et nous arrêterons la laideur dans son rayonnement lamentable. 

Édité avec le concours de Samanah Pen Point & illustré par Margot Stuckelberger.

Georges de Montenach (1909), « Le Paysage et la ville », in Congrès international pour la protection des paysages, Paris, Société pour la protection des paysages de France, 1910.