Du lisible au visible

« Séjour dans les monts Fuchun » de Gu Xiaogang

Aude Carpentier | 27 janvier 2020

Introduction

Issu de la nouvelle vague de réalisateurs engagés dans le développement d’un cinéma d’art et d’essais chinois, Gu Xiaogang compose dans ce premier film Séjour dans les monts Fuchun une fresque familiale poétique et enracinée dans la ville de son enfance : Fuyang.

À l’instar des réalisateurs Jia Zhang Ke et Diao Yinan, Gu Xiaogang photographie le paysage urbain et nous livre un négatif teinté de fantaisie des évolutions sociales de la Chine contemporaine. Il porte à l’écran le ShanShui – littéralement « les monts et les eaux », longue tradition de la peinture de paysage remontant au Xesiècle – et plante ainsi le décor de son récit, celui de la vie quotidienne d’une famille de la petite classe moyenne de la Chine du Sud dont il esquisse une estampe personnelle et néanmoins impérissable. 

Le film s’ouvre sur une salle de restaurant chatoyante où le propriétaire et ses trois frères célèbrent l’anniversaire de leur mère. C’est l’occasion pour cette fratrie de témoigner une piété filiale mi-sincère mi-intéressée. Le malaise de la mère précipite toute une série d’événements qui permettent au réalisateur d’explorer la boîte noire du modèle familial chinois : la prise en charge des anciens par leurs enfants, la place des personnes handicapées et la question du mariage arrangé. 
Confrontés à la sénilité de leur mère, les quatre frères peinent à prendre leurs responsabilités et finissent par la placer à l’hospice : honteuse faillite au devoir dans une société où le soin et la reconnaissance aux anciens fut longtemps sacro-sainte. Le handicap, sujet tabou en Chine, est montré ici sous un autre jour à travers le jeune fils du cadet atteint de trisomie 21. Le choix du partenaire des enfants à marier fournit d’innombrables rebondissements au récit : concurrence des prétendants, appât du gain de la dot, décomposition et recomposition de la cellule familiale.

À cette perte des repères familiaux et sociétaux répond une perte des repères spatiaux. Le préalable indispensable à tout mariage dans la Chine urbaine d’aujourd’hui, c’est-à-dire l’achat d’un appartement pour le fils à marier est un prétexte pour révéler une ville livrée à l’appétit vorace des promoteurs immobiliers. De nouveaux quartiers hérissés de tours identiques sortent de terre et remplacent la typologie précédente des unités de travail de 7 ou 8 étages qui a constitué le cadre de la sociabilité urbaine des années 1960 au milieu des années 1990. Si les habitants expropriés reçoivent bien un dédommagement financier, le dommage causé à la vie urbaine semble irréparable et irréversible. 
La morphologie traditionnelle des rues disparaît, le paysage urbain se transforme, seuls demeurent les monts Fuchun filmés en longs travellings latéraux à la manière d’un rouleau qu’on déroule. Aux quatre saisons, qu’ils soient couverts de neige ou masqués par les nuages, ils résistent et conservent leur poésie malgré ces nouvelles architectures génériques et sans âme. Ici et là néanmoins, des salles de jeux et des bâtiments à moitié démolis offrent un refuge à celles et ceux qui transgressent les interdits et créent une respiration spatiale bienvenue dans le chaos ordonné de la ville nouvelle chinoise. Le Shanshui s’établit à la fois comme point d’ancrage visuel et ultime repère dans cette Chine de Xi Jinjping au développement débridé.

Séjour dans les monts Fuchun, film réalisé par Gu Xiaogang, Chine, 2019, 2h30, au cinéma depuis le 1er janvier 2020.