Du lisible au visible

« La vérité en ruines » d’Eyal Weizman

Augustin Bohl-Viallefond | 10 janvier 2022

Introduction

Au sein de l’université de Goldsmiths à Londres, Eyal Weizman, architecte et chercheur, entouré d’une équipe à la croisée de disciplines artistiques et scientifiques nommée Forensic Architecture et dont il est le fondateur, s’attache à révéler l’odieuse réalité qu’est la violence d’État. Cette approche militante, épistémique et juridique, utilisant les outils spatiaux et temporels de l'architecture et de multiples médias, enquête sur les zones de conflits afin de rendre visibles des exactions diverses, bavures, crimes ou destructions perpétuées et dissimulées par les autorités étatiques. L’équipe travaille en collaboration avec de nombreuses ONG et des assemblées citoyennes.

L’ouvrage la Vérité en ruines propose, dans une traduction française partiellement abrégée de l’ouvrage publié en anglais en 2017, une définition de la vision d'Eyal Weizman de la pratique forensique, qui relève à la fois du monde juridique et de la méthode scientifique pour prouver l’existence d’un crime. Si l’architecte forensique, connu en France sous l’appellation « expert architecte », offre son expertise dans le cas d’enquêtes judiciaires pour prouver la cause d’un dommage ou d’une malfaçon sur un bâtiment, Eyal Weizman s’émancipe en s’attachant à la racine du terme forensis : ce qui a trait au forum, ce qui institue un espace commun. L’architecture forensique prend à rebours l’enquête juridique, basée sur des systèmes préétablis et protocolaires, pour redéfinir la pratique dans une approche « contre-forensique » : contre les mensonges d’État et les prosélytes d’une « post-vérité » si simple à diffuser dans notre société.

Eyal Weizman définit avant tout les « seuils de la perceptibilité ». Ceux-ci indiquent toutes les limites auxquelles on peut être confronté dans le cadre d’une enquête : limite de la résolution d’une image, limite imposée par le manque d’accès à des données, témoignage d’un prisonnier privé de la vue… De nombreux cas d’études illustrés ponctuent l’ouvrage et montrent que chaque enquête demande de négocier avec les seuils de la perceptibilité. Un de ces exemples montre comment les autorités — américaines, israéliennes… — imposent de réduire la résolution des vues de satellites prises au-dessus des régions tribales du Pakistan, de la bande de Gaza, etc., rendant la violence invisible. Ce floutage délibéré révèle les méthodes de désinformation auxquelles est confrontée Forensic Architecture : en rendant inexploitables les données nécessaires à la recherche de preuves dans le cadre d’une enquête, les pouvoirs rendent l’évènement invisible. Les États sont donc capables de fixer eux-mêmes le seuil au-delà duquel ils sont maîtres de la connaissance.

Face à cette asymétrie, Forensic Architecture cherche à franchir ces seuils par de nouveaux moyens d’administration de la preuve. Elle s’approprie ainsi les outils de l’architecte et les met au service de l’enquête. Les bâtiments et l’environnement tridimensionnel deviennent des capteurs spatio-temporels qui, couplés aux capteurs traditionnels (la photographie, la vidéo, le montage, le témoignage), deviennent à la fois témoins et éléments de preuve. L’analyse de ces médias divers permet la création d’environnements spatiaux via la maquette numérique et la reconstitution de l’évènement. L’enquête produit de nouvelles formes de preuves et réinterroge leur représentation : cartographie, montage vidéo, témoignages, environnements 3D ou sonores, créent une nouvelle « esthétique de la preuve ». Ainsi par exemple pour l'analyse des bombardements de Rafah, Palestine en 2014, de Gaza au phosphore en 2009, ceux d’Atimah, Syrie en 2016, des missiles tirés par des drones pour exploser à l'intérieur de bâtiments au Waziristan, Pakistan autour de 2012, l’étude du lien entre destruction des milieux et génocides au Guatemala autour de 1980, la reconstitution de témoignages de torture dans la prison de Saydnaya, Syrie, ou plus récemment l’explosion d'ammonitrates dans le port de Beyrouth en 2020

Souvent attaqué par ses détracteurs, garants d’une « épistémologie des ténèbres », car considérée comme trop sensible ou peu professionnelle, l’approche de Forensic Architecture est au contraire une pratique éminemment pertinente puisqu’elle met en commun les sources et les pratiques. Celle-ci est activiste, collaborative, artistique, subversive et open-source. Elle nourrit le débat public. Fidèle au forensis, l’enquête judiciaire se diffuse dans les tribunaux internationaux comme dans les musées et institutions culturelles, donnant une valeur commune à la preuve et à la recherche de la vérité.

Eyal Weizman (2017), La vérité en ruines : manifeste pour une architecture forensique, traduit abrégé de l’anglais par Marc Saint-Upéry. Paris : Zones / la Découverte, 2021, 192 p., 24 euros.

La préface et la première partie de l’ouvrage ont été traduites de l'édition originale :
Eyal Weizman. Forensic Architecture: Violence at the Threshold of Detectability. New York : Zone Books, 2017, 35 dollars.
La deuxième partie de la présente édition est une traduction de l’article :
Eyal Weizman. « Open Verification ». E-flux Architecture, juin 2019.