Du lisible au visible

« La fin du monde est un concept sans avenir » de Paul Virilio

Thierry Paquot | 29 janvier 2024

Introduction

Les éditions du Seuil proposent un très gros livre, La fin du monde est un concept sans avenir, qui regroupe 22 essais de Paul Virilio (1932–2018), agrémenté d’extraits en fac-similé de ses carnets inédits (tenus entre 1957 et 2005), et d’un très beau texte, particulièrement émouvant, « Atelier(s) Virilio(s) » de Sophie Virilio, qui reconstitue les logements successifs de ses parents vus par la petite fille qu’elle était. Le tout préfacé par Eyal Weizman, architecte israélien installé en Grande-Bretagne, où il a fondé en 2010 Forensic Architecture. Jean Richer, architecte, ancien élève de Paul Virilio, propose trois textes, clairs et efficaces, pour accompagner ce volume exceptionnel, « Une Œuvre de vitesse », « Précis de dromologie » et « Introduction », sans oublier un glossaire et une bibliographie. Jean Richer nous présente les principaux apports théoriques de Paul Virilio, offrant ainsi au lecteur, les clefs indispensables pour entrer dans une œuvre d’une rare intensité et d’une incroyable cohérence élaborée tout au long d’une vie d’enseignant et d’essayiste.

Les 22 ouvrages de Paul Virilio ne se succèdent pas chronologiquement, mais sont répartis en quatre ensembles : « Le basculement du sol », « La vitesse c’est la vieillesse du monde », « Tout est maintenant » et « Vivement voir, voir vivement ». C’est dire si ce livre fait de livres est nouveau et constitue une œuvre originale.

Paul Virilio peintre (les « antiformes »), maître-verrier (il réalise les vitraux dessinés par Zack, Rezvani, Poliakoff, Veira da Silva, Ubac...), galeriste, professeur à l’École Spéciale d’Architecture (durant 29 ans à partir de 1968), revuiste (Esprit, Cause Commune, Traverses, l’Autre journal, Urbanisme...), curateur de plusieurs expositions à la Fondation Cartier, où il excelle comme pédagogue initiant le public aux enjeux contemporains. Autodidacte, il suit en auditeur libre les cours de Vladimir Jankélévitch, Raymond Aron ou encore Maurice Merleau-Ponty et Louis de Broglie. Toute sa vie, il sera un insatiable lecteur, aussi bien de la presse quotidienne que des essais sociologiques et philosophiques. En 1963, avec l’architecte Claude Parent, il lance la revue Architecture Principe qui prône « l’architecture oblique », qui trouvera dans l’église Sainte-Bernadette du Banlay, à Nevers en 1966, une parfaite illustration. C’est en mai 1968, dans le théâtre de l’Odéon occupé, qu’il rencontre Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit. Ils sympathisent au point que Paul Virilio entre au comité de rédaction en 1969 et y restera jusqu’en 1977. La revue Esprit est fondée en 1932, année de naissance de Paul, heureuse coïncidence pour un homme converti au catholicisme en 1950, à la suite de sa rencontre avec un prêtre-ouvrier. À Esprit, il trouve une communauté ouverte et respectueuse des convictions de chacun, nombreux sont les autodidactes, comme Benigno Cacérès, ouvrier charpentier, résistant, cofondateur de Peuple et Culture ou Daniel Mothé, ouvrier chez Renault, ancien de Socialisme ou barbarie. Dans Esprit, il publie divers articles, comme « L’idéologie sanitaire » (octobre 1969), « Le Jugement premier » (avril-mai 1972), « Moralité de la fin » (mai 1973), « L’Évangile nucléaire » (avril 1974), « Les illusions du temps zéro » (janvier 2000), etc., qui seront parfois repris et développés dans ses livres. Il écrit également sur Kubrick et Losey, le cinéma étant très présent dans sa réflexion sur la vitesse. Ne l’oublions pas, c’est elle qui le mobilise, au point d’inventer la « dromologie », de dromos en grec, « la course », donc « la science de la vitesse ». Il s’inquiète de l’accélération, devenue le critère de tous les progrès technologiques, au point où c’est ce qui est le plus rapide qui rend obsolète ce qui demeure à sa vitesse. Sans oublier le mépris pour la lenteur, qui pourtant est aussi une vitesse ! Or, explique Paul Virilio, un dépassement inconsidéré de la vitesse provoque un accident. Tout progrès, énonce-t-il, génère son accident, ce que l’on se refuse trop fréquemment à admettre... Aussi, imagine-t-il un Musée des accidents, pour que l’on prenne conscience des effets désastreux de l’hubris.

C’est un des rares penseurs français qui prend à bras-le-corps les effets de la culture informatique (ce qu’on désigne dorénavant par « la data », ou « le tout numérique ») sur notre corps, nos cinq sens, notre rapport au temps et à l’espace, notre relation aux autres et à l’environnement.

La publication de ses 22 essais s’avère une incroyable opportunité, non seulement pour apprécier une œuvre anticipatrice (Paul Virilio, prémonitoire sur bien des points, annonce ce qui arrivera quelques années après la publication de tel ou tel de ses essais), mais aussi pour prendre la mesure sociale de la démesure technologique. Il considère que nous vivons « la fin de la géographie » et qu’il nous faut imaginer une chronopolitique, qui fait du temps réel notre condition de Terrien. Il prévoit des vagues migratoires gigantesques et considère que près d’un milliard d’humains en 2040 seront contraint à l’exil à la suite du dérèglement climatique, des guerres pour l’eau ou pour les biens alimentaires, etc. Il est convaincu que la vitesse exerce un pouvoir tyrannique et que celui-ci détermine tous les choix du capitalisme financiarisé, au point que les territoires ne cessent de se reconfigurer en une omnipolis aux limites changeantes, qui vient unifier les « villes-paniques » en une seule conurbation insaisissable et inhabitable... Il répète qu’il n’est pas « révolutionnaire » mais « révélationnaire ». La lecture, ou relecture, de ses essais prémonitoires et toujours bien documentés, écrits simplement, sans jargon, contribuent à rendre intelligible notre monde et à nous indiquer quelques pistes pour en réorienter le destin.

Paul Virilio, La fin du monde est un concept sans avenir. Œuvres 1957-2010, ouvrage conçu et préparé par Sophie Virilio, Jean Richer et Maria Vlachou, éditrice, Paris, Seuil, 2023, 1 264 pages, 30 illustrations in-texte, un cahier d’illustrations couleur, 48 euros.