Les mots et les choses
Slow : territorialiser la vitesse
Simon Racé Jules Mayrand | 21 décembre 2023
Introduction
Face à l’accélération du monde, certains proposent le slow comme alternative. N’oublions pas que la lenteur est une vitesse, elle s’oppose à la rapidité. Sa mesure favorise notre autonomie. Paradoxalement le slow croît et se décline désormais en de nombreuses versions : slow design, slow travel, slow science, etc. Revenons aux sources avec le mouvement SlowFood et l’initiative CittaSlow.
Le Slow Food : au-delà de la lenteur, le rythme sain.
Dans les années 1980, face à l’accélération de nos sociétés contemporaines, un groupe de passionnés de gastronomie décide de défendre une alimentation et une agriculture plus respectueuses de la santé et de l’environnement. Ce mouvement contestataire mené par Carlo Petrini prend forme en 1986, en réponse à l’implantation d’un McDonald dans le centre historique de Rome. Les Fast Food étant alors le symbole de la malbouffe et d’une société qui va toujours trop vite, ces militants nomment le mouvement « Slow Food ». Les principes du mouvement sont énoncés pour la première fois dans le Manifeste Slow Food, publié dans la revue Gambero Rosso en 1987. Deux ans plus tard, en 1989, l’association Slow Food est fondée à Bra, dans le Piémont. La Slow Food porte ainsi un regard alternatif sur nos systèmes alimentaires reposant sur trois principes « Good, Clean, Fair ». Le message de l’association se veut universel et transversal car recoupant des enjeux sanitaires, écologiques, agricoles, économiques et sociaux. Le mouvement s’étend rapidement en-dehors de l’Italie puis de l’Europe, et rassemble aujourd’hui 1 600 Food communities dans 160 pays. Le rayonnement international du mouvement est assuré par l’événement Terra Madre qui rassemble les membres et leur permet d’exposer leurs productions locales.
« La vitesse est devenue notre prison et nous sommes tous atteints du même virus : la Fast-Life qui bouleverse nos habitudes, nous poursuit jusque dans nos foyers, nous conduisant à nous nourrir de Fast-Food […] Aussi contre la folie universelle de la Fast-Life prenons la défense du plaisir de vivre. »
Extrait du Manifeste Slow Food (1987)
Bien qu’en France les traductions du slow soient rares, à l’exception des « villes lentes » pour désigner les Cittaslow, la « slowness » n’y est pas synonyme de lenteur. En effet, la lenteur est bien souvent pensée de façon négative : est lent ce qui ne va pas assez vite. Si on s’intéresse de plus près à son étymologie, la lenteur est dérivée de l’adjectif « lent », du latin lentus signifiant « souple, élastique, flexible, soit mou au sens physique mais aussi au sens moral signifiant alors indolent, nonchalant » (Mallet, 2018). Ainsi, la lenteur devient, avec le temps, synonyme de retard, d’inaction ou encore d’apathie, s’opposant à la rapidité, au dynamisme et à la vivacité. A l’inverse, le mouvement du Slow réussit à se détacher de ces représentations de la lenteur pour se revêtir d’un « certain dynamisme, d’une certaine énergie » (2018). Il s’agit bien plus de réinterroger nos temporalités quotidiennes pour qu’elles intègrent nos rythmes biologiques et les cycles naturels, que de faire l’apologie de la simple lenteur.
L’ancrage territorial et mondial du slow : la Cittaslow
Le mouvement Slow trouve l’une de ses applications les plus abouties dans l’initiative Cittaslow. Les maires de quatre villes italiennes (Bra, Greve in Chianti, Positano et Orvieto) trouvent dans les valeurs de la Slow Food le terreau fertile pour fonder la Cittaslow en 1999. D’ailleurs, la présence d’un « presìdi » ou communautés agricoles locales Slowfood dans la commune facilient l’adhésion au Cittaslow. La ville d’Orvieto abrite par exemple le presìdi « Fagioli secondo del Piano di Orvieto ». L’importance du lien est consacrée dans la Charte Cittaslow, qui précise que les villes adhérentes doivent soutenir les productions agricoles locales.
D’abord focalisé sur la relocalisation agricole, le mouvement gagne vite l’ensemble du champ des politiques publiques. La Charte Cittaslow recense ainsi 72 actions inclues dans 7 domaines : cohésion sociale, énergie, environnement, qualité de vie urbaine, infrastructure, partenariat, hospitalité. La philosophie Cittaslow telle qu’énoncée par Paolo Saturnini, ancien maire de Greve in Chianti, se fonde sur la préservation d’une identité et d’une histoire locales ainsi que sur le rejet de l’uniformisation du monde, conséquence de l’accélération décrite par Hartmut Rosa. La Cittaslow entend réviser la relation entre la (sur)consommation des ressources des sociétés contemporaines et les cycles naturels de production. C’est une invitation à la pluralité des rythmes de vie adressée à une communauté afin de réinventer des manières de vivre pour lutter contre l’Accélération. Les Cittaslow territorialise les idées écologiques et écologisent leur territoires. En effet, les villes souhaitant rejoindre la Cittaslow lancent préalablement à leur candidature un Plan Municipal de Réduction de la Consommation d’Energie. L’adhésion à la Cittaslow est donc une démonstration de l’ancrage territorial de la philosophie Slow dans les espaces urbains, via la substitution des énergies fossiles par les renouvelables, la lutte contre la pollution lumineuse ou encore l’aménagement de l’espace public pour le piéton. La marchabilité est par exemple devenue le credo d’Orvieto, qui a multiplié les politiques pour limiter la place de la voiture de 1999 à 2019. L’internationalisation du mouvement se poursuit, puisque le réseau de villes Cittaslow dénombre aujourd’hui 287 membres répartis sur 33 pays. Le modèle de la Cittaslow franchit également une nouvelle étape avec le programme Cittaslow Metropolis, lancé en août 2022, qui entend diffuser le slow dans les quartiers de métropoles, cœur de l’Accélération. Trois quartiers de la métropole d’Izmir en Turquie (3 millions d’habitants) servent ainsi de laboratoire au programme, dépassant de loin le seuil maximum d’habitants des villes membres (50 000).
Le pari de l’expansion métropolitaine de la Cittaslow est un gage de succès. Ce faisant, le mouvement s’expose pourtant à un phénomène de mainstreaming qui met sa spécificité en jeu. La notion renvoie en effet à « une normalisation idéologique, écartant des idées caractéristiques d’origine mais trop dissonantes pour permettre une implantation pérenne dans le champ politique », selon les mots de Luc Semal, dans son ouvrage Face à l’effondrement, militer à l’ombre des catastrophes. Concrètement, si la Cittaslow entend infuser sa philosophie dans les métropoles, il se peut que le mouvement soit influencé par l’accélération des métropoles en retour. De même, la prolifération du concept de slowness témoigne déjà d’un certain degré de « mainstreamisation », celui-ci étant aujourd’hui plutôt étiqueté dans les catégories « bien-être » ou « développement personnel » dans les rayons des librairies. En attestent les nombreuses publications autour du slow travel, de la slow science ou encore du slow design. Parallèlement, le modèle est fragilisé par certaines alternances politiques. La nouvelle équipe municipale d’Orvieto a ainsi été élue sur la promesse de saper les efforts des deux décennies passées, en remettant la voiture au cœur de la ville. Le mouvement Slow aurait-il plus à gagner à s’implanter davantage dans les territoires acquis avant de se lancer à l’assaut des métropoles ?
Texte de Simon Racé & Jules Mayrand. Illustration de Laura Folmer.
Cet article est issu d'une collaboration entre Topophile et des étudiant-es du master "Politique, Ecologie et Soutenabilité" (PES) de l'Institut d'Etudes Politiques de Lille, dans le cadre d'un cours de sociologie des mobilisations environnementales.
Bibliographie
Ouvrages
Pascale d’Erm, Vivre plus lentement. Un nouvel art de vivre, Editions Ulmer, 2010, 146p.
Wendy Parkins, Geoffrey Craig, Slow living, New-York, Berg Publishers, 2006, 256p.
Carlo Petrini, Manifeste pour le goût et la biodiversité, Editions Yves Michels, 2005, 203p.
Carlo Petrini, Liberté et gastronomie, libérez le goût, Editions Libre et Solidaire, 2015, 200p.
Harmut Rosa, Accélération, La Découverte, 2013, 480p.
Paolo Saturnini, Anima e cuore: manuale del sindaco slow, Editions Ceccarelli, 2022, 136p.
Luc Semal, Face à l’effondrement, militer à l’ombre des catastrophes, Paris, Presses universitaires de France/Humensis, mars 2019, 361p.
Dehyun Sohn, Hee-Jung Jang, Timothy Jung, Go slow and curvy, understanding the philosophy of the Cittaslow phenomenon, New-York, Springer International Publishing Switzerland, 2015, 176p.
Articles
Zbigniew Brodzinski, Krystyna Kurowska, “Cittaslow Idea as a New Proposition to Stimulate Sustainable Local Development”, Sustainability, 2021, 15p.
Estelle Deleage, « Le mouvement Slow Food : contretemps de l’accélération temporelle ? », Écologie et Politique, 2014/1, n°48, p.49-59.
Sandra Mallet, « Le label Cittaslow et sa diffusion dans les communes françaises : la lenteur pour produire des espaces durables ? », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, 2018/37.
Mara Miele, “CittaSlow: Producing Slowness against the Fast Life”, Space and Polity, 2008, n°12, p.135-156.
Caroline Norrant, Antoine Le Blanc, « Temps qui passe, temps qu’il fait : changer de rythme pour changer le climat ? », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, 2018/37.
Wendy Parkins, “Out of time, fast subjects and slow living”, Time and Society, 2004, VOL.13, n°2/3, p.363-382.
Sites web