À table ! Poterie alsacienne et linge vosgien

Fanny Muller | 15 janvier 2020

Introduction

qui Fanny Muller | Poteries Graessel, Lehmann et Wehrling | Crouvezier Développement | La Manufacture Textile des Vosges

quoi Formes de Rencontre : une collection d’Arts de la Table (plats et nappes)

Soufflenheim (67), Alsace | Ferdrupt et Gérardmer (88), Lorraine

quand Recherches : janv. - nov. 2018 | Finalisation des prototypes : avril 2019 | Campagne de financement collaboratif : juin 2019 | Distribution et commercialisation : novembre 2019

comment Terre (faïence et grès) par pressage, calibrage, tournage, estampage, et modelage | textile (coton-lin) 

pour qui Pour tous les convives

combien Bourse IDIS : 5 000 euros

Terres à faire

L’émergence d’un projet ancré dans un territoire résulte de plusieurs facteurs parmi lesquels la connaissance de l’écosystème local et l’identification des acteurs potentiels (fabricants, institutions, habitants), soutenus par une insatiable envie d’explorer (les projets de territoire demandent du temps et une bonne endurance). Tout aussi importantes sont les possibilités matérielles de résidence (l’hébergement et le transport) qui favorisent l’implantation du designer sur les lieux. 

Depuis 2011, je me rends périodiquement à Soufflenheim – village alsacien de potiers – où l’accueil amical de Gaby Siegfried et de son mari Marc, des amis de ma mère, m’offre une tranquillité sans égale : pas de projet sans eux, leur maison et leurs petits plats ! 

À table ! Poterie alsacienne et linge vosgien
Travail au tour [Fanny Muller]

Dès mon tout premier stage, mon penchant pour la céramique se confirme et le charme des ateliers n’y est pas pour rien. Le village est truffé de poteries : mon cœur palpite alors que j’effectue le tour des boutiques attenantes aux ateliers, soupçonnant en coulisses l’ampleur des ressources humaines et matérielles, la richesse des savoir-faire séculaires. Une donnée alarmante noircit néanmoins le tableau : l’activité se meurt et les établissements ferment les uns après les autres. L’âge d’or de la cité potière n’est plus qu’un souvenir que l’on conte aux visiteurs. 

À ce stade, je n’ai ni problématique clairement formulée ni idée en tête, mais quelque chose entre l’anticipation et l’émotion : il y a « à faire » et « de quoi faire ». Je reviendrai. 

Terres à assembler

J’y retourne en 2015 à la suite de l’écriture de mon mémoire de fin d’études (1). Je m’intéresse alors à la pratique de l’assemblage en design, c’est-à-dire l’agencement, dans de nouveaux ensembles, d’éléments hétéroclites préexistants. Je souhaite appliquer le dynamisme de ce principe à ce village où cohabitent de nombreux potiers.

Résultat d'une séance d'assemblage collective, Formes de Rencontre #1 [Fanny Muller]

Par phases successives d’observations, de relevés et de manipulations ainsi qu’en allant à la rencontre des artisans et en les conviant à prendre part à la démarche, je tente d’initier un mouvement général. Bien que mue par les meilleures intentions du monde, je me heurte rapidement à des craintes et à des refus. En effet, la concurrence est rude et les conflits faciles. Les rancœurs transmises de génération en génération alimentent la mésentente. Ni la coloration utopiste du projet ni la neutralité revendiquée de ma position ne suffisent à réunir tout le monde dans la même pièce. Treize potiers sur quinze répondent à mes premières sollicitations et six seulement fabriquent un prototype. Cette expérience donne malgré tout naissance à une collection de récipients autour de la préparation et de la présentation du traditionnel Kouglehopf (spécialité régionale briochée). Celle-ci entendait valoriser les qualités techniques et plastiques de la poterie alsacienne et donner une image du « Soufflenheim d’aujourd’hui » honorant les spécificités du terroir.

Collection pour la préparation et la présentation de pâtisseries, Formes de Rencontre #1 [Fanny Muller]

Terres à tisser

Poussée par une tenace impression d’inachèvement, je saisis l’opportunité du prix IDIS2017 (2) pour revenir dans le village afin de poursuivre ce que j’avais entrepris. Je m’entoure alors de trois potiers volontaires – ou plutôt potièrES, car ce sont les femmes qui se montrent les plus réceptives à mes sollicitations répétées – et propose un passage de la maison voisine à la région voisine. Je les invite à s’associer avec des industriels textiles des Vosges – changement d’échelle et découverte d’un nouveau matériau – pour expérimenter de nouvelles modalités de conception et de production au service de l’économie locale. C’est assez logiquement que je pose le cadre des Arts de la Table, où les matériaux — céramique et textile— se côtoient.

Comme lors de ma première intervention, je n’entends pas déplacer les pratiques vers de nouveaux secteurs (la poterie restera culinaire, le textile linge de maison) mais les mettre en mouvement, au contact les unes des autres. Mon ambition est avant tout d’initier un dialogue créatif et d’établir un maillage entre plusieurs entreprises de la région Grand Est.  

Atelier d'assemblage terre-textile, Formes de Rencontre #2 [Fanny Muller]

Je commence par inviter les potières – Marie-Ange Graessel, Sylvie Lehmann et Peggy Wehrling  à visiter leurs boutiques respectives pour y faire une sélection d’objets qui leur plaisent. J’encourage l’appréciation positive des productions. Cela sera le point de départ d’une séance d’assemblages réalisés en groupe, initiant un riche échange sur leurs pratiques respectives qui se poursuivra lors de nos réunions mensuelles entrecoupées de séances de travail individuel dans leurs ateliers. De nouvelles convivialités (3), conciliant enjeux collectifs et développement individuel des pratiques, s’établissent. Nos expérimentations-matières incorporent les idées d’association, de connexion, de prise de contact. La rencontre avec le matériau textile, par la visite des usines de tissage (Manufacture Textile des Vosges) et d’ennoblissement (Crouvezier Développement) nous conduisent à explorer empreintes, déformations et drapés. 

Travail à la plaque, pour la première fois les trois potières manipulent la terre ensemble [Fanny Muller]
Expérimentation matière, empreinte du tissu sur la terre [Fanny Muller]
Expérimentation matière, empreinte du tissu sur la terre [Fanny Muller]

Finalement, je ne sollicite que très peu les entreprises sur le dessin du motif textile. Par manque de temps, mais aussi parce que, contrairement aux poteries de Soufflenheim pétries de particularismes locaux (formes, couleurs, décors), les entreprises textiles partenaires n’offrent pas l’héritage d’un répertoire décoratif caractéristique. Lors des visites, je découvre des usines où « tout s’imprime », même des cigales de Provence. Je comprends alors que la fabrication textile est mondialisée, qu’elle s’écrit aux rythmes des importations et des migrations, qu’elle se nourrit des influences, des croisements et des copies. Je m’aventure donc seule dans le monde de l’imprimé textile et la liberté d’expression qu’il autorise. L’arrivée du numérique a aboli les contraintes techniques, tout dessin m’est possible. 

La proximité d’un tissu drapé peint et d’une assiette posée, un jour, sur mon plan de travail, fut une révélation : là se trouvait une voie pour résoudre l’écart entre la céramique (3D) et le textile (2D), tout en faisant écho aux directions prises par les expérimentations-matières déployées en ateliers (sur les empreintes et les déformations). Je saisis cette opportunité créatrice – organique sur bien des points – et je compose des drapés multicolores d’abord en peinture puis en impression sur les nappes, jouant ainsi sur le rapport entre fond et figure. Sans aucun doute, je me suis fait plaisir.

Étude en peinture, définition du motif à l'échelle [Fanny Muller]
Expérimentation couleurs, poteries sur rouleau de papier [Fanny Muller]

Dessin et dessein se précisent donc au fil des trouvailles et des échanges pour aboutir à un ensemble d’objets qui racontent les transferts opérés entre les deux matériaux. Les contenants en céramique se disposent librement sur les nappes, composant des tables et buffets aux allures variées. La collection – intitulée « Formes de rencontre » – offre une diversité d’échelles et de volumes, allant du petit récipient individuel qui tient dans la paume, au grand saladier généreux qu’on soulève à deux mains. Elle s’adapte aux nouveaux modes de consommation et de préparation des repas (« brunchs » partagés, grandes tablées, soirées improvisées…). Hétérogène et polychrome, elle se veut festive et accueillante : toutes les vaisselles peuvent prendre place sur les nappes aux côtés des plats alsaciens !

Toutes les vaisselles peuvent prendre place sur les nappes aux côtés des plats alsaciens ! [Fanny Muller]

Terres à créer

Si la première expérience est imparfaite, la seconde affiche un dénouement heureux. Les relations humaines ont gagné en aisance autant que les objets en souplesse. Les savoir-faire ont été intégrés dans de nouveaux flux d’échanges et s’en sont vu vivifiés. Le caractère hétérogène de notre proposition, plutôt audacieuse au regard de la conception classique d’un « ensemble » (ou tout du moins de ce qui est attendu d’un « service » de vaisselle), semble avoir conquis un premier public de convives (4). La visibilité du projet a entraîné une communication valorisante pour la commune qui jusqu’à présent souffrait d’une médiatisation dépréciative : des articles sont parus et des expositions ont eu lieu. Le mouvement est enclenché. 

J’ai bon espoir que l’expérience individuelle autant que l’implication collective perdurera, au-delà du projet, chez les artisanes. Demeure l’épineuse question de l’auteur... Comment, après avoir impliqué les fabricants et ménagé des zones indéfinies pour laisser entrer l’imprévu dans le processus créatif, aboutir à une proposition juste de l’expression collective, sans pour autant nier mon implication ? Faire avec consiste aussi à faire avec ce que je suis. Ainsi, entre mes aspirations et ma volonté d’inclure le déjà-là (c’est-à-dire l’altérité, l’autre et sa production), une proposition émerge. Elle est à l’image de cette tentative d’écriture : vive, certainement un peu bavarde, baroque même. Si je recommençais aujourd’hui les formes seraient différentes sans aucun doute, parce ce que la vie court ! Et que je passe inlassablement par toute une suite d’idées, d’intérêts, d’états, d’émotions... 

À chaque rencontre, ses formes, et à chaque groupe de travail, son énergie. En d’autres temps, en d’autres lieux, en autre compagnie (peut-être au sein d’un collectif de créateurs), j’espère pouvoir aborder nouvellement ces questions. 

texte et illustrations
Fanny Muller
formes-de-rencontre2
formesderencontre@gmail.com

notes
(1) Couple-Objet, sous la direction d’Elisabeth Amblard, mémoire de fin d’étude à l’ENSCI - Les ateliers de Paris.
(2) Décerné par la Chaire IDIS (Industrie, Design et Innovation Sociale) de l’ESAD de Reims.
(3) L’écrivain créole Patrick Chamoiseau dans un entretien paru dans Milieux & créativités (Jehanne Dautrey, dir., Les Presses du réel, 2017) déclare : « Chaque fois que nous essayons de construire les solidarités qui nous manquent nous essayons de faire communauté : toutes les forces progressistes parlent de communauté alors qu’il faudrait parler de plénitudes individuelles. [...] – et c’est là que les artistes sont importants –, afin de permettre à des individus de réaliser leur individualité pleinement, de parvenir à des plénitudes individuelles qui puissent se rencontrer dans de nouvelles convivialités. » 
(4) En atteste le succès de notre campagne de financement participatif (117 % de notre objectif). Si l’aspect commercial n’était pas moteur, il était important que la collection s’inscrive dans une réalité économique.