Demeure terrestre

Considérations sur la victoire (2/4) : terrains médiateurs

Collectif | 3 mai 2021

Introduction

De feuilles volantes en mains amies, ce texte est parvenu à nos yeux. Lutte majeure du XXIe siècle, symbole de la bataille contre les grands projets inutiles et imposés, héraut du combat face à l’urgence écologique, quatre mains de la ZAD se livrent ici à une introspection publique, une autocritique salutaire. Les voies de la victoire commandent de tisser temporalités et territorialités, de peser humeurs individuelles et terreaux d’autonomie. Deuxième volet.

Tenir le terrain et la bataille médiatique

Dès l’opération César, l’État n’arrive plus vraiment à encoder le récit et à mettre tout le monde dans les bonnes cases. Et il sait depuis lors qu’il ne peut espérer de nouveau maîtriser le terrain sans maîtriser le récit, au moins dans les médias de masse. L’en empêcher est le fruit d’un duel sans cesse renouvelé. Une lutte qui chatouille à ce point le cœur du pouvoir ne peut que prendre extrêmement au sérieux la question du champ de bataille médiatique et mettre en travail sa présence sur ce plan-là. À de nombreuses reprises au cours des cinq ans qui séparent César de l’abandon de l’aéroport, Notre-Dame-des-Landes est le sujet numéro un des médias nationaux. Certains correspondants locaux viennent chaque semaine sur la zone. La ZAD et le scénario à suspense de son hypothétique expulsion sont les sujets permanents de reportages et de manchettes polémiques dans les médias régionaux. La représentation médiatique se fait parfois le relais des descriptions les plus caricaturales et hostiles, mais bien souvent aussi de la vision de journalistes séduits par ce qu’ils trouvent dans le bocage, par la singularité de la résistance. Par son effet de nouveauté, aussi : nous nous sommes plusieurs fois fait la remarque que dans certains grands médias, la ZAD bénéficiait d’un traitement plus favorable qu’une grève syndicale jugée « démodée »...

Considérations sur la victoire (2/4) : terrains médiateurs
Étoiles fumantes [ZAD]

Au prix d’une capacité de réaction rapide dans le temps médiatique, qui ne va pas sans nécessiter une certaine forme de délégation, la parole de la ZAD est attendue et devient crédible. Arrivé à un certain point, les communiqués de ceux qui sont désignés par ailleurs comme des « zadistes ultra-violent » pourront apparaître directement dans les dépêches en réponse à toute nouvelle tentative de communication d’un premier ministre ou d’un président de région.

Circulations

Une des manières les plus évidemment captivante d’appréhender la spécificité de la « zone de non-droit » passe par son caractère d’espace bien délimité. Un fief retranché qui se marque alors visiblement dans le paysage, avec ses tours de guets et ses barricades, sa sécession démonstrative avec l’État. Mais la force de cette représentation d’un hors du monde est aussi un piège qui ne cesse de se refermer sur la zone et dans lequel ses ennemis essaient de la confiner pour mieux l’assécher, en dressant le portrait le plus angoissant et hermétique possible de cette portion de territoire et de ses « miradors » — certains médias vont jusqu’à oser l’expression de « Califat zadiste ». Il s’avère alors tout aussi essentiel de maintenir une circulation la plus dense possible entre la zone et le monde qui l’entoure pour la garder vivante et ne pas la couper de ses soutiens.

Cela a constitué un défi constant au sein même du mouvement d’occupation, sclérosé par la force du mythe d’un « hors du monde » qui s’était construit avec et malgré lui, et rongé par le folklore arrogant d’un certain zadisme, avec son penchant immodéré pour l’entre-soi. Sans un va-et-vient permanent avec d’autres luttes et espaces sociaux, on sombre rapidement dans les travers du ghetto alternatif. Avec une réduction délirante de la focale, la passion critique nombriliste s’y déploie alors de manière privilégiée vis-à-vis de ses plus proches voisin·es et camarades de lutte, sur lesquels certaines personnes du mouvement d’occupation se mettent à projeter une réincarnation de l’État ou du grand Capital qu’elles ne se donnent souvent plus la peine d’aller combattre ailleurs. La mise en culture d’un jardin vivrier de quelques centaines de mètres carrés devient synonyme d’agriculture industrielle et la construction d’une grande cabane collective ou d’une éolienne la marque de la bourgeoisie. Depuis cette tendance autarcique, on ne cesse pourtant d’attendre des dons et des marques de soutien de « l’extérieur » tout en percevant comme des touristes à qui l’on réserve des regards défiants ceux qui viennent ici en solidarité sans revêtir le bon costume « zadiste », quand bien même ils n’habiteraient qu’à quelques kilomètres. Le projet de membres de comités de soutien proches de réhabiliter quelques sentiers de randonnées pour reconnecter le voisinage au bocage et le partager plus largement n’est alors plus envisagée par une partie des nouveaux venus que comme une menace d’envahissement.

Bienvenue à la ZAD [Philippe Graton]

L’exemple de certaines tentatives malheureuses de reproduire des ZAD ailleurs suffit pourtant à démontrer qu’une lutte territoriale rejetée par ceux qui sont les plus proches de ce territoire est vouée à périr. Après 2012, les voisin·es directs de la ZAD de Notre- Dame-des-Landes, très majoritairement opposés à l’aéroport, sont néanmoins souvent éprouvés par les troubles réguliers et le sentiment d’étrangeté, par les larcins et accrochages avec les « zadistes », montés en épingle au bar du village ou dans la presse locale. Et beaucoup restent circonspects quand ils mettent en regard les prétentions écologiques affichées et les tas de déchets qui s’amoncellent régulièrement sur les bords de routes. Certains vont heureusement au-delà et s’attardent aussi sur les réalisations collectives fantasmagoriques qui enchantent le regard et trouvent des occasions de rencontres... De nombreux membres des associations et comités proches mettent en avant autour d’eux la richesse de ce que leur apporte les relations avec une diversité d’occupant·es, leur participation à l’expérience de la ZAD, aux chantiers, jardins, fêtes et actions, et contribuent à maintenir l’équilibre.

La menace de l’implosion

Juste après la victoire de l’automne 2012 et l’arrivée successive de nouvelles vagues d’habitant·es, la montée en puissance des tensions menace de faire imploser la zone. On se souvient du début de l’année 2013 comme du « printemps des embrouilles ». Certaines routes et chemins continuent à être complètement bloquées au grand dam des voisin·es et agriculteur·es alors que l’État a retiré les checks-points policiers et que la médiation offre un répit de quelques mois avant toute nouvelle tentative d’expulsion. Certains occupant·es empêchent aussi les paysan·es résistants de revenir cultiver leurs champs, par opposition de principe à toute forme d’agriculture conventionnelle utilisant des pesticides, voire d’agriculture motorisée ou même d’agriculture tout court. Les paysan·es qui nous ont ouvert leurs portes pendant les attaques craignent alors d’être privés d’une de leur forme essentielle de lutte et même de la possibilité de maintenir leur ferme par certains de leurs supposés soutiens plutôt que par Vinci.

Même des occupant·es qui œuvrent à redistribuer librement leurs productions aux autres habitant·es de la ZAD se voient régulièrement conspués par une partie de ceux qui ne se privent pourtant pas d’en bénéficier. Les sabotages de clôtures et les chiens errants qui attaquent les troupeaux (entre autres) n’arrangent rien à l’ambiance. Des solidarités tenaces et projets communs se nouent malgré tout avec une bonne bande d’agriculteur·es voisins et donnent de la consistance au déploiement d’un paysannerie collective hors-norme sur le territoire. Une ligne de tension se creuse dès lors à cet égard entre une tendance à vouloir surtout s’organiser entre « occupant·es » et une volonté de ne pas se reposer essentiellement sur cette communauté présumée en portant la nécessité de trouver aussi d’autres forces et complices.

Au sein de la ZAD à ce moment-là, la situation est électrique : les espaces sur lesquels reposait l’organisation du mouvement d’occupation jusqu’ici sont débordés et des violences surviennent sans que l’on sache toujours y répondre. L’irruption de petits caïds, de pratiques de deal ou le morcellement individualiste menacent parfois de prendre le pas sur la constitution de nouvelles structures collectives de concertation ou de partage des ressources. L’État prépare alors son retour, espérant vite prouver que son absence ne peut que générer à court terme un chaos invivable.

Le contredire sur ce point est une épreuve de fond d’autant que les habitant·es historiques et les occupant·es dans leur absolue diversité ne bénéficient en aucun cas d’un ensemble de référents culturels et éthiques communs qui permettraient à court terme d’établir des cadres partagés. La référence fréquente au Chiapas zapatiste ne parvient pas à combler le manque d’expérience proche de territoire sans pouvoir d’État : nous ne disposons d’aucune communauté indigène préexistante sur laquelle nous appuyer.

Décider ensemble : les A.G. à la Vacherit [ZAD]

Il y a tout de même de multiples tentatives de se donner des « limites » et de se doter de structures de prises en charges des conflits. De 2015 à début 2018, le « cycle des 12 » est chargé de mettre en œuvre des médiations. Il s’agit d’un groupe de 12 personnes tirées au sort sur une liste assez large de volontaires et parmi les différents lieux de la ZAD, avec une participation tournante. Mais le manque de référents communs à même de poser un cadre engageant ou de participation de certains aux espaces d’organisation collective ne facilite ni le fonctionnement ni la légitimité de ce genre d’outil formel. Par ailleurs, la crainte que les formes autonomes de résolution des conflits dérapent vers l’institution d’organes répressifs a contribué à fréquemment paralyser les réactions très collectives, même à l’encontre d’abus manifeste et de mise en danger d’autres habitant·es... C’est donc principalement par des initiatives de groupe à groupe ou de personnes à personne et par capillarité qu’une partie des occupant·es s’est attaché à construire et maintenir des liens entre toutes celles et ceux qui avaient un usage du territoire, de l’ermite dans sa cabane en forêt au paysan conventionnel en lutte. Cela prend une énergie énorme, et cette préoccupation n’a pas été partagée par l’ensemble des habitant·es de la zone, loin s’en faut.

À plusieurs reprises dans l’histoire de la ZAD depuis le « printemps des embrouilles », la menace d’une implosion, peut-être autant que celle d’une expulsion, a failli coûter la possibilité de tenir jusqu’à l’abandon de l’aéroport, faute de trouver à chaque fois des façons praticables de s’émanciper du contrôle hégémonique de l’État et les justes distances à établir entre les positions divergentes. C’est encore cet échec relatif à construire des cadres communs qui, immédiatement après l’abandon, a rendu difficile d’emporter la victoire sur la victoire.

Ce texte a été publié sous forme de livret imprimé à l’automne 2019 et depuis repris dans plusieurs médias amis de la ZAD.