Introduction
Le sol est un lieu et un milieu. Il existe à un endroit déterminé et fait partie du « topos », espace de vie que l'on peut regarder comme un territoire cadastré ou comme un tableau.
En tant que paysagiste et jardinier je suis intéressé par l'espace de vie – le milieu – et par la composition de cet espace : le paysage. Dans les deux cas je suis un topophile car le lieu, le topos, me concerne et me questionne.
On ne peut dissocier ces deux composantes du topos. Les arbres créent un paysage dont les espèces dépendent de la nature du sol. Les roches – sol matriciel – accueillent des mousses et des lichens, micro-paysages vivants. Entre les plantes et le « substrat » qui leur permet de vivre, le lien est d'ordre vital. L'expression de la vie apparaît à nos yeux par ce qui émerge du sol, nous ignorons presque tout ce qui se passe au-dessous de cette étrange ligne d'horizon séparant le visible des ténèbres. Il nous a fallu des siècles et de l'entêtement scientifique bien placé pour apprécier la richesse de cet invisible, établir la liste d'une diversité biologique surprenante allant des bactéries aux mammifères en passant par le monde mystérieux des champignons.
La taupe
Par le jardinage, je me suis intéressé au plus détesté des habitants de la terre : la taupe. Ultime maillon d'une chaîne de prédation dans le monde souterrain, la taupe, mammifère délicat à la robe moirée et douce, se nourrit des annélides, des larves et des insectes du sol, elle est carnivore et ne fait aucun mal aux plantes du jardin. Pattes avant en pelleteuse, corps ovoïde et souple, la taupe avance dans la nuit (ses organes de vue sont insignifiants) avec un GPS parfait, bien planté dans le museau. Elle roule au pif et tout va bien. Pour elle.
Pour les amateurs de gazon, les énervés du sol plan, net et nu, c'est une calamité : la taupe fait des taupinières, elle construit des obstacles en terrils bruts sur les parcours de golf impeccables, on la chasse à tout va. On invente des pièges et des poisons, on veut sa mort, sa disparition.
Le jeu qui tue
Encore adolescent, poussé par les règles de la bienséance, j'ai participé au jeu qui tue. On récoltait les vers de terre, on les plaçait dans un bocal, on les saupoudrait d'un produit aujourd'hui interdit en les faisant mourir dans d'atroces convulsions sous l'effet radical de la strychnine, principal composant de ce qu'on appelait alors « taupicine ». Munis de gants, on plaçait les cadavres mous et verdis de poison dans les galeries sous les taupinières. Puis on attendait. Le silence qui suivait ces stratégies misérables laissait planer le doute sur l'efficacité du piège, plus connu pour éliminer les chiens errants et les belles-mères que les animaux visés.
Suite à l'interdiction du foudroyant poison, on vit apparaître une batterie de suppléants autorisés sous forme de gaz toxiques ou de pilules, voire de faux vers pré-empoisonnés que l'on sortait d'un tube « modèle-dentifrice » afin de choisir la longueur à sa guise. L'ultime stade de la stupidité guerrière eut lieu chez un nerveux du fusil au tout début de mon activité professionnelle où j'avais encore une clientèle privée. Installé dans la cuisine, la fenêtre grande ouverte au ras du jardin, le propriétaire armé se tenait en position de tir à trois moments de la journée : sept heures le matin, douze heures et cinq heures le soir. Je ne saurais dire si le coup de fusil tiré depuis l'intérieur de la maison en direction d'une taupinière naissante, (histoire de me montrer comment on fait avec l'ennemi quitte à nous crever les tympans), fut à l'origine d'un dégoût absolu de ce « jardinage » ou à une empathie directe avec l'animal traqué par les fous mais cela coïncida avec le désir d'en savoir plus sur la taupe et de tenter d'élaborer une version positive de son travail au jardin. Je suis devenu taupophile.
La taupophilie
Pour y parvenir, il me fallait un jardin. Ce n'est qu'à partir de l'achat de mon terrain en Creuse en 1977 que j'ai pu enfin observer avant d'agir et cesser d'appliquer les méthodes mortifères issues d'une totale illusion de la maîtrise. Trois ans plus tard, j'établis le constat suivant : les plantes à cycles courts, les annuelles et bisannuelles, se comportent en pionnières des terrains nus. La taupinière constitue un excellent territoire d'accueil à ces espèces dont les graines ne germent pas au milieu d'une prairie déjà occupée par un tapis d'herbes ou dans un sous-bois trop ombragé. Les messicoles – plantes annuelles des moissons considérées comme ennemies des cultures (nielles, nigelles, bleuets, coquelicots, etc.) – ont depuis longtemps disparu de notre paysage, massacrées par des tonnes d'intrants toxiques dont nous ne faisons qu'entrevoir les dégâts collatéraux.
Par son travail de petit laboureur, la taupe ouvre le sol et permet la germination des plantes à cycles courts ayant échappé à la guerre chimique. Les graines en dormance attendent le moment propice pour germer dans un sol évidemment non traité. De mon point de vue de paysagiste jardinier privilégiant la diversité (donc la vie au jardin), je considère la taupe comme un assistant de grande utilité visant au maintien d'une diversité en péril et je l'appelle Raoule. La dynastie Raoule fait un travail fou dans mon jardin, elle multiplie les digitales, les euphorbes épurges, les pavots et les molènes à foison. Elle fait ce que je ne pourrais faire sans me casser le dos : préparer en toutes saisons le terrain d'accueil aux espèces mal aimées et magnifiques.
Trente-huit années ont passé et me voici en devoir de revenir sur l'urgence du topos vivant. Pour Lausanne Jardin 2019, le thème est le sol. On m'a demandé une intervention. Le comité de sélection vient d'accepter ma proposition : le cadran solaire de la taupe. Dans le talus sud du parc de Pully, un gnomon bien orienté viendra porter son ombre sur trois rochers disposés à sept heures, midi et dix-sept heures : trois temps du fouissage de la taupe à partir desquels viendront germer les annuelles et bisannuelles. On expliquera aux visiteurs le rôle du mammifère souterrain et celui des plantes pionnières. On ne leur dira pas que ces horaires pointés « à la suisse » avec précision résultent d'une observation maladive d'un tueur en série mais du constat d'un rythme prandial bien cadencé de l'animal souterrain. La taupe fait comme nous : trois repas par jour.
La nuit, elle dort.