Introduction
Artiste et artisane, enseignante et théoricienne, Anni Albers est longtemps restée dans l’ombre de son mari Josef. Tous deux élèves du Bauhaus, ils fuient le régime nazi pour les États-Unis et enseignent au Black Mountain College. Connue comme designer textile, elle est avant tout une femme prolifique qui se consacra à de multiples formes d’art et d’artisanat. À l’automne 2021, une grande rétrospective du Musée d’Art moderne de Paris rendait hommage au couple et fut accompagnée de la publication d’un recueil des textes d’Anni (traduit en français par Julie Debiton) sous le titre : En tissant, en créant. Cet ouvrage se compose de quatorze articles et essais publiés entre 1938 et 1982 consacrés à l’art, l’artisanat et l’industrie, entrecoupés de reproductions de ses « toiles tissées ».
Une première moitié des textes nous invite à interroger ce qu’est réellement le design et ce qu’en disent nos objets du quotidien. Derrière cet anglicisme qu’on ne saurait bien traduire et qui souvent sonne creux, Anni Albers lève l’abstraction par une définition tout en profondeur : elle explique que le design s’enracine dans l’idée d’une forme pure ou unique « qui répond à la fois à des besoins pratiques et à des besoins esthétiques. » On ne peut que constater, dans les objets qui rythment nos vies, une scission de plus en plus grande entre le beau et l’utile. Est-ce l’inconsciente souffrance de cette rupture qui nous pousse à consommer à la chaîne des objets qui, trop vite, nous lassent, passent de mode ou s’abîment ?
Déjà, Anni alerte sur le morcellement des fonctions autrefois à charge du seul artisan. Elle pointe du doigt la perte de synthèse et de cohérence liée à la dispersion en autant de disciplines spécifiques, toutes avançant dans leur propre sillon, parallèles aux autres, sans jamais s’entremêler. Ainsi, l’auteure milite pour la manipulation de la matière ; que les designers redeviennent des artisans maniant les matériaux pour comprendre leurs lois inhérentes et créent une forme qui soit la synthèse de cette expérience tout en s’adressant aux utilisateurs. Son discours n’est nullement passéiste et Anni Albers invite plutôt à concilier artisanat et industrie pour ne pas perdre notre capacité à imaginer, inventer, créer.
Ses mots résonnent dans la proximité voulue entre le designer-artisan et son public. Elle appuie l’idée que l’échelle locale permet ainsi de tester les choses et, par le dialogue autour du retour d’expériences, de généraliser ce qui fonctionne réellement. Renouant avec le sensible, le designer expérimente et affirme son rôle social dans son engagement au service de ses voisins.
L’autre moitié des textes se concentre plus spécifiquement sur son fer de lance : les textiles. Elle dresse notamment un historique de leur évolution dans nos vies ; tout d’abord, architecture primaire d’une vie mobile ou nomade, les textiles se déplace petit à petit vers l’intérieur d’une architecture ancrée ou sédentaire. Si nous ne prêtons plus guère attention à nos draps, couvertures, linges, rideaux, tapis et serviettes, l’ambiance de nos lieux de vie serait bien différente sans eux. Anni nous rappelle qu’ils apportent une couleur, une chaleur et une acoustique particulière tout en conservant l’avantage de pouvoir être repliés et déplacés suivant nos goûts et besoins du moment. En lisant ces lignes, les images des campements des populations déplacées par les guerres et les catastrophes naturelles nous viennent à l’esprit. De simples toiles tendues permettent de recréer, dans les conditions les plus précaires, un semblant de protection et d’intimité : les textiles n’ont pas fini d’envelopper nos vies.
Les toiles d’Anni soulèvent, malgré tout, un vent d’optimisme : celle d’une société qui mise sur l’expérimentation et la création, une société qui équilibre ses besoins aux ressources disponibles, une société où nous, designers, nous effaçons derrière une forme qui survit aux modes et perdure sans nécessairement attirer l’attention pour finalement « coopérer avec le matériau. »
Anni Albers, En tissant, en créant, traduction de Julie Debiton, préface de Nicholas Fox Weber, sous la direction de Clara Salomon, Flammarion, 2021, 192 pages, 21 euros.