Introduction
Il existe à Paris, comme partout dans le monde, des lieux sans qualité, résidus discrets de l’aménagement urbain que personne ne remarque, que personne ne regarde. Rarement vides de vies animales, végétales ou humaines, parfois occupés, souvent traversés, ils sont la part cachée de l’urbanisation. Des restes.
L’île de Sein
Ainsi de la place de l’Île de Sein, dans le quatorzième arrondissement de Paris, aux croisements du boulevard Arago, de la rue du faubourg Saint-Jacques et de la rue Leclerc. Sorte de terre-plein triangulaire flottant au milieu de la circulation automobile, elle porte bien son nom, l’île de Sein étant connue pour son manque de relief avec son point le plus haut culminant à 15 m au-dessus du niveau de l’océan Atlantique.
Un espace plat, planté de quelques marronniers et d’un gros socle en pierre de taille. J’ai avec ce lieu une certaine affinité, née de deux expériences dissemblables et pourtant très proches.
François Arago
La première est née d’une consultation lancée par la Ville de Paris auprès de trois artistes pour redonner vie au socle monumental qui servit de support, avant l’occupation allemande, à une statue en bronze de François Arago, qui fut fondue pour des besoins militaires. Scientifique et homme politique du XIXesiècle, il avait dans sa jeunesse complété l’arpentage du méridien de Paris (qui fut détrôné au terme d’une longue querelle internationale par de celui de Greenwich) en partant avec ses instruments sur l’île de Majorque, aux Baléares. Ce socle est précisément implanté sur l’axe du méridien de Paris, face à l’Observatoire dont François Arago fut directeur jusqu’à sa mort. Le projet que nous avions développé avec l’artiste Jean-Luc Vilmouth, aujourd’hui décédé, consistait à trancher le socle selon l’axe du méridien et d’écarter les deux parties de soixante centimètres pour y installer un escalier. Le passant aurait ainsi pu expérimenter la matérialité du méridien tout en devenant lui-même, une fois parvenu au sommet, la statue perdue de François Arago. L’inscription (F. ARAGO) gravée sur la pierre coupée et écartée en deux parties égales se transformait pour devenir F.AR AGO (« il y a loin » en anglais). Ce projet fut refusé au profit de celui de l’artiste néerlandais Jan Dibbets, qui ponctuait la ligne du méridien à travers Paris de 135 « clous » métalliques, orientés nord-sud et gravés du nom d’Arago.
Le méridien de Paris
C’est cette première expérience qui m’a amené à proposer vingt ans plus tard à Stéphane Olry, auteur et metteur en scène de théâtre qui préparait un spectacle à partir des expériences de six arpenteurs lancés sur les traces du méridien de Paris, une vision très « topophile » de cet axe imaginaire, réduit à son parcours à travers la place de l’île de Sein. Le projet consistait à m’installer sur cette place du lever au coucher du soleil le 21 juin, jour le plus long de l’année, pour observer la façon dont elle était habitée en interrogeant les passants tout au long de la journée. Je leur demandais bien sûr s’ils savaient qu’ils franchissaient en ce lieu précis le méridien de Paris, mais je leur proposais surtout de réaliser la cartographie de leur existence par rapport à cette ligne immatérielle : étaient-ils nés à l’est ou à l’ouest, où avaient-ils grandi, connu leur premier amour, habité, travaillé, etc. ? Muni d’une carte du monde sur laquelle j’avais tracé le méridien, j’aidais chacun à se positionner.
Pensant rencontrer peu de monde, je découvris bientôt la richesse et la diversité étonnante de la vie quotidienne sur la place de l’île de Sein. À l’aube, les éboueurs de la Ville de Paris en prennent possession, descendant par un escalier discret dans le sous-sol de la place où se trouvent leurs vestiaires. À partir de 8 h et jusqu’à 8 h 30, parents et enfants la traversent en nombre pour rejoindre l’école primaire implantée sur un de ses côtés. Jusqu’à 9 h 30, les employés et les infirmiers de l’hôpital Cochin, venant de la station de RER Denfert-Rochereau, franchissent le terre-plein d’un pas pressé. Puis la place s’assoupit, traversée par quelques rares badauds. À midi, certains parents viennent chercher leurs enfants pour les faire déjeuner à la maison, tandis que des employés profitent du temps clément pour pique-niquer sur les bancs publics. 16 h 30 est l’heure des nounous et des baby-sitters, qui attendent les enfants à la sortie de l’école et les emmènent jouer dans le square de l’Observatoire. De 18 h à 19 h, le ballet des employés reprend. Puis de nouveaux habitants arrivent progressivement sur la place, s’asseyant sur les bancs ou sur le socle de la statue disparue. Ce sont les pauvres de la cité, sans domicile fixe ou démunis, qui attendent ici chaque soir le passage des équipes des Restos du cœur. Après 20 h, des groupes plutôt jeunes traversent la place sans la voir, en quête d’un des nombreux concerts de la « fête de la musique » dont les sons ne parviennent pas jusqu’à ce carrefour que la vie quitte progressivement.
Il m’est resté de ces deux expériences un attachement profond pour ce « non-lieu », dont la discrétion dans la ville cache une riche histoire et une vie débordante. C’est peut-être ça la topophilie : apprendre à comprendre et aimer des lieux sans qualité, inventer des richesses et découvrir des mondes sur une place aussi discrète et furtive que celle de l’île de Sein.