Du lisible au visible
« Histoire d’une montagne » d’Elisée Reclus
Marc-André Cotoni | 17 novembre 2024
Introduction
Si l’on n’y prend garde, on pourrait penser qu’il s’agit de l’histoire d’une montagne anonyme, une parmi tant d’autres, masse rocheuse tour à tour menaçante et rayonnante mais dont la ligne de crête ne compte pas véritablement, comme si lui faire face était un prétexte à une réflexion géographique plus large. Avec un peu de recul, il apparaît rapidement que la montagne n’est pas le seul sujet de cet essai dont l’autre versant, peut-être, n’est autre qu’Elisée Reclus lui-même.
Né en 1830, Elisée Reclus fait partie de ces quelques figures qui, bien que loin d’être panthéonisées, ont marqué profondément l’histoire intellectuelle de la France. Géographe, il a tiré une grande partie de son œuvre, – 300 articles aussi bien scientifiques que politiques, sans parler de ses essais et de sa monumentale Géographie universelle – des observations qu’il avait pu faire durant ses voyages à travers le monde. Mais l’ampleur des connaissances rassemblées par son insatiable curiosité et la qualité de sa prose n’ont jamais éclipsé l’aura quelque peu sulfureuse qu’il a toujours eue… Car, anarchiste convaincu et militant, Elisée Reclus était un homme de principe, et ainsi à une époque où le racisme était monnaie courante et où le libéralisme économique plongeait une large part de la population dans une misère épouvantable. Son amour des hommes, du monde et de la vie, l’a poussé à ne pas se cantonner à des réflexions bien délimitées à son domaine, mais au contraire à ce que son œuvre de chercheur nourrisse aussi sa vision politique.
Histoire d’une montagne paraît en 1880, onze ans après Histoire d’un ruisseau, et ce malgré son souhait de les faire se suivre. Plusieurs événements ne lui ont pas permis de mener à bien ce projet : des décès d’êtres chers, la Commune qu’il traverse en étant engagé au sein des troupes fédérées de Paris – ce qui lui a valu d’être arrêté, incarcéré, condamné à la déportation avant d’être, finalement, simplement exilé. En 1873, Elisée Reclus, épuisé, déçu et relativement seul, s’est expatrié en Suisse. Sa foi en l’humain semble s’être tarie, comme s’il avait laissé toute sa fougue, son ardeur et son idéal dans la bataille communarde perdue. C’est dans cet état d’esprit qu’il écrit L’Histoire d’une montagne. Le prisme biographique donne ici une autre dimension à l’œuvre, et nous pouvons voir, à travers la lecture du premier chapitre, le souhait de l’auteur même de placer son essai sous un angle plus intime.
« Je marchais devant moi, suivant les chemins de traverse et m’arrêtant le soir devant les auberges écartées. Le son d’une voix humaine, le bruit d’un pas, me faisaient frissonner ; mais, quand je cheminais solitaire, j’écoutais avec un plaisir mélancolique le chant des oiseaux, le murmure de la rivière et les mille rumeurs échappées des grands bois. »
Elisée Reclus (p.13)
Elisée Reclus occupe cette nouvelle vie en parcourant les sommets qui l’entourent. C’est à une montagne puissante et hostile et dont la matière est si forte qu’elle semble exclure toute présence humaine, qu’il se mesure. Il se penche sur tout, des cimes aux fondations, de l’histoire géologique à la destruction inexorable des montagnes sur une échelle de temps à laquelle nos existences humaines ne sauraient se mesurer, et se complaît dans ces études naturelles à la manière d’un homme hostile aux hommes. Mais, doucement, le géographe va se détacher de la matière minérale, passant par exemple à l’eau, puis à la végétation, avant de s’arrêter sur les vies qui peuplent ces montagnes. Le texte porte aussi les travers de son temps – les lignes sur les « crétins des Alpes » nous rappellent combien de préjugés ont perduré à propos des populations montagnardes. Malgré cela, dans ce mouvement qui le mène de l’essence minérale aux populations modestes de son nouveau territoire se lit un cheminement intellectuel qui est aussi un retour à la vie. L’élan vital triomphe chez Elisée Reclus et le guérit des déceptions passées.
Pourquoi lire encore Elisée Reclus, alors que les ouvrages de vulgarisation plus à jour se sont multipliés ? La réponse apparaît d’elle-même en refermant le livre : car il apporte bien plus que des informations de géologie, de botanique ou de sociologie ; il fait apparaître tout le potentiel poétique que peut déployer un texte scientifique, catégorie littéraire trop souvent gagnée par l’indigence et le en dépit de ses réelles potentialités artistiques et esthétiques. Avec Elisée Reclus, nous voyageons, nous apprenons et nous nourrissons plus qu’un simple appétit ou besoin de connaissances. De même que l’auteur au fil des pages revient à la vie, le lecteur revient à une forme poétique que les temps semblent s’efforcer de vouloir oublier.
Depuis que les écrits de Reclus sont tombés dans le domaine public, de nombreux éditeurs ont republié ses textes. L’Histoire d’une montagne est, à juste titre, l’un de ceux qui a eu le plus les faveurs des maisons d’éditions : Actes Sud avec une remarquable préface de Joel Cornuault, reprise dans l’édition d’Infolio, puis Libertalia, Arthaud, Le Pommier, etc. La dernière en date est celle éponyme de la revue de géographie Reliefs. Saluons sa qualité : le volume est beau, plutôt grand, de ceux qui, ne pouvant être glissés dans une poche, imposent un temps et une façon de lire, qui permettent également de laisser le travail de l’illustrateur se déployer. Avec un style bien marqué, Clément Vuillier propose ainsi des variations artistiques autour des différents thèmes qui forment les chapitres successifs de cette Histoire qui, plus que de simples illustrations, ouvre de vraies perspectives.
Elisée Reclus (1880), Histoire d’une montagne, "Bibliothèque illustrée", Reliefs Editions, 2023, 264 pages, 29.50 euros.