Introduction
« La topophilie a-t-elle un sens à l'heure du numérique ? » Reformulons : Pourra-t-on aimer des lieux truffés de capteurs, dominés par une architecture de données et administrés par des géants du numérique ? Pourra-t-on s'étonner de ces endroits, y déceler de l'inédit quand leurs ressources, leur topographie et leurs descriptifs sont actualisés en temps réel, quand leur fréquentation, leur accessibilité et leurs trafics sont prédictibles à tout moment ? Pourra-t-on s'approprier et partager des espaces publics merchandisés par les canaux des algorithmes, et servis par des automates ? Existera-t-il une esthétique du paysage avec un Google hégémonique accroché à nos basques ? En fait, la topophilie existera-t-elle demain dans cette altération de nos rapports au monde ?
Ces formules ne sont pas des caricatures et ces questions ne sont pas incongrues à l'heure où le digital s'immisce dans les mailles les plus fines de l'urbain, au moment précis où, dépassant les échecs de très bêtes villes intelligentes (la précédente génération de smart cities, la ville de Songdo en Corée par exemple), Google étend son emprise numérique sur la ville et ambitionne d'en inventer un nouveau modèle d'administration. Cet exercice est donc à la fois une occasion pour revisiter le concept d'intelligence à l'aune de quelques observations, un tremplin pour écarter éventuellement cette menace et une opportunité pour une ode à la proximité. In fine, examinons les conditions pour pouvoir être topophile quand cette dystopie est déjà largement à l'œuvre, quand "nous vivons déjà dans un épisode de Black Mirror", comme le soutient l'écrivain Alain Damasio (1).
Ville algorithmique
Il s'agit donc pas ici du procès des gouvernances algorithmiques. D'autres s'en chargent très bien(2). L'exercice serait plutôt d'instruire le démembrement de l'urbanité dans le sillage d'un contrôle des comportements fondés sur nos données disséminées et de la privatisation de la ville qui en est naturellement le corolaire. L'exercice est moins de spéculer sur ce que serait alors cette topophilie que de réfléchir à la manière d'éviter qu'elle ne disparaisse, ou plutôt qu'elle soit rendue impossible. Cela a forcément à voir avec ce tropisme d'une ville construite sur "la suprématie de l'efficacité". La formule tranchante est de l'architecte Shannon Mattern dans une brillante tribune de 2016 sur la smart city (Instrumental City, à entendre dans le sens de "ville déterminée"). L'article publié dans le magazine d'architecture américain Placesse penchait sur le projet très "connecté" de Hudson Yards à Manhattan, un complexe au budget de 25 milliards de dollars. Des immeubles jusqu'à 400 mètres de haut perclus de technologies, une présence des data qui inondent les rues, les places et les véhicules autonomes. Un urbanisme paroxystique à tous égards, en retard d'un siècle à beaucoup d'autres. L'article mentionnait déjà la création de Sidewalk Labs, premier locataire de Hudson Yards (3). Le bras armé de Google dans la ville développe une efficacité fondée sur la "totalisation" des données comportementales des citadins résidents ou visiteurs. Ce n'est pas de la science-fiction. En effet entre temps, Hudson Yards a livré ses premiers bâtiments (fin du chantier en 2025) et en novembre 2017 Sidewalk Labs a gagné l'appel d'offres du démonstrateur d'une smart city exemplaire de 5 hectares à Toronto. Un milliard de dollars à l'horizon. Pour commencer.
Au moment où nous découvrons que nous vivons depuis déjà longtemps dans l'anthropocène, il faudrait apprendre son dépassement par le "technocène" (4). L'homme a entrepris de domestiquer la nature – ce qui ne s'avère guère probant. Se fera-t-il absorber par le déterminisme comportemental qui s'attache à ce modèle numérique global ? Ce qui serait sans doute encore plus catastrophique. L'environnement actuel des réseaux sociaux et des accords algorithmiques de nos pratiques par le truchement des smartphones ne sont qu'un avant-goût de ce qui attend le citadin qui appartiendra à "la communauté la plus mesurable du monde"par les vertus d'un internet de toutes les choses et de son écosystème mêlant analyses en temps réel, prédictions et injonctions souhaitables. Pour cela il faut que tout soit "mesurable", le terme procède de Sidewalk Labs qui n'y voit que des avantages. Ce qui dit tout d'un avenir implacable.
Villes intelligentes
Pourra-t-on alors encore aimer les lieux ? En tout cas, Google s'y emploie à sa manière. Son projet coche toutes les cases de la ville désirable : verte, paisible, saine, marchable, cyclable, de proximité, boostée contre les risques climat… et dotée d’applications servicielles, gratuites à l’image de Waze, également dans la galaxie de Google. Cette cosmétique masque évidemment la question cruciale de la place et de la gouvernance des données et la légitimité sociale de leur industrie. Shannon Mattern citée plus haut anticipait si bien cette évolution et ses séquelles qu'elle en appelait à Hannah Arendt pour lancer une alerte : "Le problème avec les théories modernes du behaviorisme n'est pas qu'elles ont tort mais qu'elles pourraient devenir vraies."
Le mouvement s'engage sans grande résistance. Justin Trudeau, Premier Ministre canadien venu adouber ce projet porté par des fonds publics, en a célébré sa modernité. Soit ! Les villes en général semblent avoir une opinion favorable de cette évolution. Les entreprises s'y préparent. Du côté des usagers, on se heurte à une contradiction classique entre les "bénéfices" des commodités et leur "dictature". Entre l'incontournable et l'insupportable, l'arbitrage est improbable. Cet enfermement pervers conduit inéluctablement à l'apparent paradoxe. Il s'illustre au sein de la première édition de L'Observatoire des usages émergents de la ville (5). Nous y avons comptabilisé une moyenne de 65 % d'usagers d'applications urbaines liées aux transports et aux déplacements (atteignant jusqu'à 90 % dans des zones urbaines denses). Mais qui peut refuser un service public (même et surtout activé par le privé) gratuit et efficace ? En revanche une proportion proche rejette la ville connectée et la classe bonne dernière des archétypes de cités du futur proposés dans l'enquête.
Voilà les faits. Voilà des perspectives qui se réaliseront un peu, beaucoup ou pas du tout ? À voir. Il y a pourtant des résistances. La même enquête révèle deux autres pistes de réflexions qui nous intéressent ici. D'une part une très forte demande de nature de la part des citadins. C'est leur requête prioritaire s'agissant de la ville. "La campagne à la ville" en quelque sorte, sans les artifices tendance "pignon vert" et "balcon jardinet". Cela n'est pas contradictoire a prioriavec le développement d'un environnement numérique malsain, mais cela nous rassure au moins sur le désir d'échapper à la minéralisation, l'artificialisation et la verticalisation de la ville. L'autre piste encourageante est le fort rejet – pour une majorité de ceux qui y résident – de la grande ville transformée en métropole invivable au fil d'un siècle d'urbanisme fonctionnel et de ruissellement urbain. D'un côté "l’absence de limite empêche de faire ville" rappelle l’architecte Eric Casar, de l'autre l'ubris de métropole réduit à néant les voisinages et leurs urbanités. La contrepartie attendue par les citadins, c'est la culture des proximités. "Une ville à portée de main" pour reprendre un verbatim de l'enquête. La proximité, plébiscitée dans cette enquête par les citoyens, c'est aussi ce que demandent de nombreux d'experts de la donnée urbaine.
Pour une nouvelle proximité
Pourquoi la proximité est-elle une bonne nouvelle ? Au-delà de toutes les vertus qu'on peut prêter au proche comme support d'une meilleure urbanité, comme vecteur d'une frugalité des pratiques et d'une meilleure maîtrise des logistiques, une règle de proximité pour la maîtrise de données signerait une très forte dégradation des ambitions de la galaxie Google. En effet, la valeur de la donnée croît exponentiellement avec la mesure de leur "totalisation". En d'autres termes, plus la "coalition" des données est étendue, plus les croisements enrichissent les informations délivrées, plus leur valeur prédictive est supposée croître, et donc plus leur monétisation est conséquente, donc plus le titre grimpe au Stock Echange. La capitalisation des données urbaines avec celles qui existent par ailleurs est le privilège des géants du numérique et participe de l'exacerbation du pouvoir et du risque de vassalisation de la ville. Casser cette mécanique ne supprime pas, bien au contraire, la possibilité de mettre ces données à profit dans un cadre de communs, de communautés, d'immeubles, de quartiers (6), voire d'articuler ces communs à d'autres échelles, dans le respect des données personnelles d'une part, et dans des perspectives sociale et urbaine recevables d'autre part.
Ce long détour dans l'état des lieux de la smart city pour conduire le lecteur vers l'urgence d'une réinvention des proximités. C'est là peut-être que nous rendrons possible d'inventer une topophilie actuelle qui ne soit pas terrassée par l'intelligence artificielle personnalisée, ni chaperonnée par des acteurs que personne n'attend ici ! Retravailler les proximités pour se réapproprier un pouvoir sur la ville que d'aucuns veulent s'accaparer. Réenchanter les paysages et les voisinages n'exclut pas de mobiliser les données, pour autant que ce ne soit pas la porte d'entrée dans la ville, mais un outil susceptible d'améliorer le quotidien. N'est-ce pas aussi là une manière d'asseoir des urbanités choisies et d'ouvrir à des vertus topophiles ? Elles seront autres. La valeur d'urbanité des proximités d'antan, leurs charmes désuets appartiennent à l'art et à l'histoire. Cette proximité-là s'est diluée puis évanouie en même temps que la thrombose s'emparait de la ville, que ses quartiers abandonnaient toute résistance et que son périmètre se diluait dans un absurde marécage pavillonnaire périphérique de la ville. La proximité a besoin de se penser d'autres bassins. La proximité est un état d'esprit de l'urbanisme qu'il faut réveiller après un siècle de négligences pour que s'exprime le changement. La proximité est une utopie réaliste. Elle est à notre portée en tout cas. Ne dites rien à Google.
Notes
(1) Dans une entretien à France Inter (Tout est numérique, 11 août 2018): "Que peut dire la science-fiction quand on vit déjà dans un épisode de Black Mirror"?
(2) Sur ce sujet, et précisément sur Google dans la ville, voir les tribunes de @biancawylie (dont celle-ci) et celle de Nabeel Ahmed.
(3) Le projet Hudson Yards dans sa configuration actuelle (novembre 2018) est à visiter ici.
(4) La formule est de Alain Damasio.
(5) 63% des Français interrogés dans L'Observatoire des usages émergents de la ville(une enquête conduite en 2018 par Chronos et L'Obsocoen partenariat avec Ademe, CGET, etc. 2017.
(6) Ainsi Bianca Wylie, observatrice vigilante du projet conduit par Sidewalk Labs à Toronto et cofondatrice de Tech Reset Canada rappelle que l’échelle du traitement des données doit être celle où elles sont recueillies. Ce n'est évidemment pas l'avis de la filiale de Google.