Du lisible au visible

« L’architecte aux pieds nus » de Johan van Lengen

Geoffrey Airiau | 22 avril 2022

Introduction

Johan van Lengen n’est pas le genre d’individu qui a pour habitude de ramener ses gros souliers de constructeur sur le chantier. L’architecte hollandais, né en 1930 et ayant longtemps sillonné le Brésil et le Mexique, nous en persuade d’entrée de jeu avec l’ouvrage de toute une vie au titre évocateur qu’il nous lègue. Ce livre est un véritable témoin manuscrit (et graphique !) du regard humble qu’il porte sur l’acte de construire pour soi-même comme pour les autres. L’ouvrage publié tout d’abord en espagnol est largement diffusé outre-atlantique et connaît un succès sans précédent dans les années 1980. La tardive édition française est donc loin d’être anodine car elle manifeste un regain d’intérêt contemporain pour des sujets traités par l’architecte précurseur il y a 40 ans tels que l’auto-construction, l’usage de ressources locales ou encore, le rapport équilibré que l’humain entretient avec son milieu.

Ce massif « livre de poche » impressionne tant par son format que par l’abondance des thématiques qui y sont abordées. L'aspiration première de l'auteur est de fournir une base d’outils incitant n’importe quel habitant à s'approprier le sujet de l’auto-construction pour un habitat sain, peu énergivore et ancré localement. Van Lengen se base sur une approche empirique minutieuse d’architectures sans architectes qui ont constituées, tout au long de sa vie, une matière à fabriquer et à penser, qu’il pratique aux travers d'expérimentations constructives didactiquement retranscrites dans l’ouvrage.

« Ceux qui m’ont le plus inspiré pour réunir et partager ces connaissances de construction sont les gens de la campagne et des zones précaires des grandes villes. Leur confiance dans la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie, malgré les difficultés, est au fondement de cet ouvrage »

Johan van Lengen

Après une approche synthétique des principes de conception d’un habitat (outils de représentation, création de plan, orientation d’un bâtiment, etc.), l’architecte déroule un plaidoyer graphique de la relation intime d’un bâti avec le climat auquel il est soumis. Ainsi, au fil du recueil, la lecture se décompose en un voyage allant des zones tropicales humides aux zones tropicales sèches en passant par les zones tempérées afin d’en saisir les prédispositions à satisfaire pour façonner un édifice en harmonie avec un contexte précis.

Dans l’architecte aux pieds nus, le lecteur est incité à inventer, à construire, à composer avec ce qui constitue son environnement direct sans pour autant l’impacter. Le livre appelle à explorer un éventail de techniques constructives à partir de bio-ressources telles que le bois, le sisal, le bambou ou encore le cactus ainsi que des géo-ressources telles que la terre crue, la chaux naturelle ou encore le béton de mer. On y trouve des conseils pour choisir les matériaux adéquats, pour les mettre en œuvre puis pour les ménager dans le temps. Des fondations en pierres plates aux planchers armés en bambou en passant par le toit en panneaux de chaumes et de terre, la contagieuse inventivité constructive de l’auteur nous amène également à réaliser des équipements (éolienne en matériau de réemploi, frigo en tissu, four en terre crue, etc.) et des outils pour le chantier (instruments de mesure, outils de découpe, échelle en bambous…) qui fournissent à l’usager un indéniable pouvoir émancipateur vis-à-vis des systèmes industrialisés et aliénants contemporains.

« Faire avec ce que l’on a, c'est-à-dire utiliser ce monde et pas un autre. Il y a nécessité à reposer les pieds sur terre. L’architecte aux pieds nus, c’est l’architecte qui foule la terre. C’est un matérialisme appliqué à l’écologie, pas une utopie de plus. »

Patrick Bouchain, dans la préface de l’ouvrage

Si l’ouvrage de Van Lengen témoigne d’une sincérité et d’une simplicité presque déconcertantes, sa véritable prouesse réside dans la retranscription graphique qui se veut ne pas faire l’apologie du beau mais bel et bien de l’intuitif et de l’universel, au nom de tous les futurs (auto-)constructeurs. En se servant du dessin, aussi simple soit-il, comme support privilégié, il traduit en une fraction de seconde les idées foisonnantes du manuel. Les milliers d'images qui l’étaye jouent un rôle efficace dans la transmission des subtilités de conception qu’aucune autre langue ne pourraient égaler. Bien plus qu’un simple livre sur l’auto-construction, cet ouvrage est une véritable encyclopédie manifeste du rapport sain à établir entre nos habitats et le monde qui nous accueille. Grâce à des solutions sobres, généreuses et contextualisées comme celles présentées dans cette mine d’or graphique, l’architecte de demain ne peut qu’avoir de nouveau les pieds sur terre.

Johan Van Lengen, L’architecte aux pieds nus. Manuel d’autoconstruction, Traduit du portugais par Lucia Leistner, Préface de Patrick Bouchain, « Habitat / Ressources », Parenthèses, 2021, 480 pages, 1150 illustrations, 29 euros.