Du lisible au visible

« L’Enfant dans la ville » de Colin Ward

| 20 novembre 2020

Introduction

En cette journée internationale des droits de l'enfant, Bernard Defrance, un de ses inlassables défenseurs, nous fait part de sa lecture du livre, enfin traduit, de l'anarchiste britannique Colin Ward, L'enfant dans la ville (Eterotopia, 2020).

Des trois pôles de socialisation de l'enfant – des enfants [1] – la famille, l'école et la cité, nombreuses sont les études sur les deux premiers, plus rares sont celles sur les espaces et les temps hors famille et école – à l’exception peut-être sur les adolescents, très souvent sous l'angle de leurs comportements en bandes inciviles. Cette rareté des recherches rend très précieux le travail de Colin Ward où toutes les approches, historiques et géographiques, sociologiques et psychologiques, mais aussi littéraires, sont convoquées avec pour souci premier de privilégier les points de vue des enfants eux-mêmes et les expériences où ils et elles sont placé·e·s dans des situations de découverte, d'invention, de création.

Son travail nous oblige à un renversement copernicien de perspective sur tous les aspects de la vie quotidienne des enfants des XIXe et XXe siècles en Angleterre, Argentine, Égypte, France et ailleurs. Richesse ou pauvreté, logement avec une chambre à soi ou à cinq dans le même lit ou carrément dans des cartons à la rue (dans les années 1970, aux États-Unis, un million d'enfants d’une moyenne d’âge de 14 ans étaient des « vagabonds »), école accueillante ou aux rites incompréhensibles, rues interdites par les voitures ou terrains d'aventures multiples, possibilités de menus travaux rémunérés ou oisiveté forcée ou exploitation sauvage, le voyage auquel Colin Ward nous invite a de multiples bifurcations, errances inattendues, explorations risquées, à la fois dans notre propre enfance et dans le monde inconnu des enfants.

Trois caractéristiques essentielles me paraissent se dégager : la peur des adultes devant les énergies enfantines, et en contrepoint les aspirations irrépressibles à la liberté ; l'autonomie contre les institutions ; les capacités créatrices de transformation des micro-violences, des illégalités, en jeu d'apprentissage de la loi.

Les adultes ont peur des enfants. Et surtout des enfants pauvres. Cette peur s'incarne en politiques d'enfermement variées, en un urbanisme raciste et de ségrégations sociales, en institutions scolaires systématiquement excluantes, en institutions dites de « protection » déshumanisantes. En réponse, l'enfant ne se rebelle pas, du moins ouvertement, mais adopte très souvent des attitudes « stratégiques » [2] de négociations plus ou moins explicites entre le permis et le défendu, des comportements qui doivent rester à l'abri des regards adultes, se glisser dans les failles des systèmes de surveillance familiale, scolaire, médicale, voire policière... Ainsi se développent des capacités d'adaptation, au sens piagétien de prise en compte des contraintes et obligations de l'environnement et simultanément d'actions sur cet environnement et de transformation de ces conditions. La responsabilité éducative des adultes est ici capitale et Colin Ward rapporte de multiples anecdotes où l'autorité des adultes autorisait les enfants à construire un sens créateur à leurs transgressions.

Je ne résiste pas à ajouter à tous ces témoignages, cette histoire que l’on m’a rapportée. Dans une institution de Liège tenue par des « bonnes sœurs » où la police avait ramené à l'école un élève ayant commis un larcin dans une épicerie du quartier, s’est posée la question de savoir s'il fallait tout de même le punir dans le cadre scolaire puisque cela avait eu lieu à l'extérieur et que l'épicière n'avait pas porté plainte. La direction a donc décidé, certes de punir (une retenue), mais aussi de proposer une « réparation » en demandant à l'élève de tenir un stand de friandises et boissons diverses au moment des récréations : d'un voleur faire un commerçant ! Ce qui valait mieux, ajoutait la sœur directrice, que le contraire…

L'école est aujourd'hui un outil de normalisation, de dressage politique, d'apprentissage de la soumission : Ward rejoint ici les critiques fondamentales de Goodman et d'Illich [3] sur une institution qui, malgré toute la « bonne volonté » et la « pédagogie » des enseignants, empêche les enfants de s'approprier les outils de leur émancipation. Encore et toujours demeurent la peur d'être « débordé », fantasme de la maîtrise, du « lien », y compris et surtout dit « social », cette confusion perverse entre pouvoir et autorité, entre obéissance et soumission ! C'est la deuxième caractéristique que je retiens du travail de Colin Ward : il montre à merveille combien dans tout acte aux « limites », l'éducateur pourrait trouver matière à autoriser des comportements transformant le négatif destructeur, en positif créateur. Les descriptions savoureuses de l'habileté des garçons à voler des voitures pour s'offrir des « virées », de l'ingéniosité déployée à jouer des tours, à accomplir des tâches non imposées qui rebuteraient des adultes, à s'accaparer, même momentanément, des espaces publics non dédiés « aux enfants ». Autant d'activités qui témoignent des énergies enfantines et juvéniles, laissées trop souvent en jachère ou plus ou moins brutalement réprimées.

La troisième caractéristique du travail de Colin Ward préfigure les exigences désormais à force juridique de la Convention internationale relative aux Droits de l'Enfant (adoptée en 1989 soit dix ans après la publication du livre de Ward) dans l'articulation entre les droits-créances et les droits-libertés. Dans les trois sphères de socialisation, famille, école, cité, grandir signifie désormais participer activement, politiquement, aux décisions. Les contradictions surgissent ici de manière cruelle dans les familles plus ou moins « éclatées », dans une école où aucun enfant n'a jamais eu son mot à dire sur les rythmes, les programmes et les évaluations, et sur un troisième point, objet de polémiques violentes, le travail des enfants. Certes l'exploitation des enfants dans le monde relève d'une des plus ignobles violences qui leur est infligée, mais il y a lieu aussi de permettre une ré-articulation effective de l'école et du travail, ce que réclament des syndicats d'enfants qui mettent en œuvre notamment l'article 15 de la Convention en certains pays d'Amérique latine, ce que demande Colin Ward en citant des expériences multiples [4].

C'est dans la mesure où les adultes renonceront à penser le « bien » de l'enfant sans organiser les conditions institutionnelles de sa participation progressive aux décisions qui les concernent que deviendra effective la simple et radicale idée que l'éducation permet (devrait permettre) bonheur et liberté.

Un dernier point cependant – et l'on attend désormais un « Colin Ward » sur ces questions nouvelles – : la place de plus en plus prégnante et violente prise par les puissances de décervelage massif organisé sur la toile et les réseaux dits « sociaux »... Ici aussi des contre-puissances créatrices sont à organiser et les mouvements en cours chez les enfants, par exemple sur les questions climatiques, portent en germe quelque espoir que leur avenir restera malgré tout viable...

Colin Ward (1978), L’Enfant dans la ville, traduit de l’anglais par Léa-Nicolas-Teboul, Préface de Thierry Paquot, Postface de Alessio Kolioulis, « Rhizome », Eterotopia, 2020, 256 pages, 23 euros.

Notes

[1] Colin Ward rappelle dès son avant-propos la célèbre formule de Margaret Mead : « C'est une bonne chose de penser à l'enfant à partir du moment où l'on se rappelle que celui-ci n'existe pas. Seuls les enfants existent. Chaque fois qu'on les regroupe en une entité, on perd quelque chose. »

[2] Voir Si tu pouvais changer l'école, l'enfant-stratège (Le Centurion, 1983), où Francis Imbert analyse de manière extrêmement fine les capacités des enfants, ici interrogés dans le cadre scolaire, à inventer une école où "on ne travaillerait pas" mais où il y aurait des ateliers de bricolages, des potagers, des animaux, et où, cependant, on "travaillerait" du calcul, de la lecture, des dictées... : comment créer, voire transgresser sans courir trop de risques, sans trop déranger les "maîtres de la place"... Au passage, l'analyse de Francis Imbert débouche sur déconstruction impitoyable des "psychologies de l'enfant" des auteurs les plus classiques, rejoignant ici Colin Ward à propos, entre autres, de Piaget.

[3] Ces critiques sont en analogie avec celles de Turner concernant le logement : dès qu'une instance étatique ou pire financière privée s'occupe du "problème" du logement, on peut être sûr de l'absence de solution, y compris seulement quantitative ! John Turner, Le logement est votre affaire, Le Seuil, 1979.

[4] Comme celle, par exemple, d'un lycée du Yorkshire, où le principal s'emploie à trouver "la bonne équation" entre travail et apprentissage, page 166.