Le gang du Kosmos

Michel Ragon, artisan de son existence 2/2

Thierry Paquot | 9 juillet 2021

Introduction

Second volet. (Lire le premier volet.) La plume sagace de Michel Ragon (1924-2020) ancre les nébuleuses avant-gardistes et prospectives dans nos esprits. Cet insatiable autodidacte des arts et des lettres éclaire de ses amitiés les sentiers fraîchement tracés de l’abstraction picturale et de l’architecture visionnaire. Il nous conduit dans les ateliers fantasques d’Atlan, Appel, Jorn, Soulages, Martin Barré, Marta Pan… nous immerge dans les villes imaginaires de Maymont, Chanéac, Yona Friedman, Claude Parent… et nous expose de manière non équivoque notre triste condition urbaine : « l’urbanisme, déguisé comme un faux médecin de Molière en guérisseur urbain, ne serait-il pas en fait le plus grand ennemi de la ville ? Ne serait-il pas qu’un tranquillisant social, voire une simple bonne intention ? Les architectes ne seraient-ils pas les grands ennemis de la nature ? » Dans le texte qui suit Michel Ragon n’est pas l’explorateur mais bien la découverte dont Thierry Paquot nous dessine la carte.

Un travailleur acharné

Michel Ragon voyage : le Japon en 1957, les États-Unis l’année suivante (il s’enthousiasme pour la sculptrice Louise Nevelson, dont Céline a été amoureux), le Chili, l’Argentine, le Brésil, le Sénégal en 1959, le Liban, l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Yougoslavie en 1960, puis à nouveau les États-Unis (avec une bourse du département d’État, en 1964), Israël et l’Algérie en 1965, l’Argentine et l’Uruguay en 1966, le Japon, le Brésil et Cuba en 1967... Nombre de ses déplacements sont financés par le ministre de la Culture, André Malraux qui le soutient dans ses enquêtes.

Michel Ragon, artisan de son existence 2/2
Michel Ragon et André Malraux (de droite à gauche) devant les caisses de de livres de Michel sur le quai Malaquais [Françoise Ragon - Topophile]

À chaque fois il rencontre des peintres, des architectes (Tangé, Kikutabé, Mies van der Rohe, Walter Gropius qui lui demande de préfacer son recueil d’articles, Apollon dans la démocratie. La nouvelle architecture et le Bauhaus, publié en française en 1969...), des poètes (Neruda...), noue des amitiés, se documente sur les mouvements artistiques, imagine des expositions (dont la section française à la Biennale de Sao Paulo, en 1967, où il présente des œuvres de Jean-Pierre Raynaud), rédige des monographies (dont deux sur des femmes sculptrices, Alicia Penalba et Marta Pan). Bref, son activité est débordante, toujours actif et réactif. Cela ne l’empêche pas de tout arrêter, en 1950, pour travailler dans une ferme en Angleterre, d’y aimer Sally Ward, qu’il épouse, avant d’en divorcer en 1963 pour se marier l’année suivante avec Sara Moore, mannequin néo-zélandaise, qu’il quitte en 1968 pour s’unir à Françoise Antoine, pianiste (le mariage a lieu à la chapelle de Ronchamp édifiée par Le Corbusier, le 28 décembre...), avec laquelle il vivra plus d’un demi-siècle.

Connu et reconnu comme critique d’art, il publie de nombreux ouvrages consacrés à l’architecture contemporaine et contribue à la critique architecturale, alors peu développée, aux côtés de Françoise Choay, François Loyer, André Fermigier et Marcel Cornu, est professeur-invité à McGill University à Montréal en 1970 et en 1972, année où il est admis comme professeur-associé à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Voilà donc l’autodidacte devenu universitaire ! Et ce n’est pas fini : il est élu professeur de première catégorie en 1974 dans cette école, où il enseignera treize ans, avec plaisir. En 1975, il soutient une thèse d’État sur travaux, « La Pratique architecturale et ses idéologies », sous la direction de Bernard Teyssèdre à la Sorbonne. Qualifié pour candidater à un poste de maître de conférences, il ne sera jamais recruté ni par une école d’architecture, ni par une université. Son succès éditorial provoque certainement des jalousies et alimente des peurs de faire venir un enseignant aussi cultivé, d’autant qu’il accumule les prix et les honneurs pour ses ouvrages dédiés à l’architecture et la reconnaissance du grand public pour ses romans vendéens, à commencer par l’Accent de ma mère, en 1980, un véritable best-seller.

Michel, un ouvrier des lettres

En écrivant il apprend à écrire et parfait son écriture, il le dit lui-même et il suffit de lire son premier roman, Drôles de métiers et ce petit chef d’œuvre qu’est la Ferme d’en-haut, pour s’en rendre compte. Il y a de l’artisan chez Michel Ragon, qui remet son ouvrage vingt fois sur le métier, avec toujours la satisfaction du travail bien fait, comme celle des peintres abstraits qui ne cessent de peindre et des romanciers prolétariens qui noircissent des pages, à la recherche du mot juste, du bon qualificatif pour tel ou tel sentiment. Ce fils du peuple, qui n’a pas fait d’études, mais a tout étudié, sait très bien que seul le travail acharné conduit à un certain contentement. Aussi ne ménageait-il pas ses efforts. Il semble impossible de lister tous les articles ou textes qu’il a pu produire sur des sujets aussi divers que le message d’Hector Horeau, la modernité d’Octave Mirbeau, les collections de Jacques Doucet, « les villes entièrement climatisées », « la psychologie du logis », « l’Art de l’homo ludens », ou encore l’incroyable talent d’Émile Zola (« Les Rougon-Macquart n’ont pas fini de peupler notre imaginaire », Les Cahiers naturalistes, n°68, 1994).

Des amitiés précieuses

Michel Ragon, grand lecteur, amoureux des livres, l’est aussi des auteurs, aussi s’évertue-t-il à publier ceux qu’il affectionne dans les collections qu’il dirige. Chez Casterman, il lance la collection « Mutations-Orientations » dès 1970, en format poche et va y publier : Henri Lefebvre (la Pensée marxiste et la ville), Jean Duvignaud (le Théâtre et après), Jean Baudrillard (le Miroir de la production), Iannis Xenakis (Musique et architecture), Yona Friedman (l’Architecture mobile), Victor Vasarely (Plasti-cité), Pierre Schaeffer (ll’Avenir à reculons), Jean Fourastié (des Loisirs pour quoi faire ?), René Berger (Art et Communication), Pierre Gaudibert (Action culturelle, intégration et/ou subversion), Pierre Daix (Structuralisme et révolution culturelle), Roger Ikor (l’École et la culture ou l’université en proie aux bêtes), Abraham Moles et Élisabeth Rohmer (Psychologie de l’espace), etc. Puis « Synthèses contemporaines » prend la relève, en grand format, de 1974 à 1982 où paraîtront : Richard Neutra (Construire pour survivre), André Wogenscky (Architecture active), Claude Parent (l’Architecte, bouffon social), Hervé Fischer (Théorie de l’art sociologique), Yona Friedman (l’Architecture de survie), Henri Van Lier (les Arts de l’espace), Abraham Moles (Art et Ordinateur), Marcel Cornu (Libérer la ville), Maurice Joyeux (l’Anarchie dans la société contemporaine. Une hérésie nécessaire ?), Henri Lefebvre (Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres). Le directeur de la collection s’y risque aussi avec l’Art : pour quoi faire ? dans lequel il fustige les marchands qui font et défont les modes, commercialisent l’art en le rendant « périssable », et les artistes qui se prêtent au jeu en s’autoproclamant avant-gardistes. Un rien amer, il note : « Est-il vraiment dans l’avant-garde l’artiste dont la vision se projette sur l’avenir avec une telle force que cette ‘utopie’ ne peut que fort officiellement être admise par ses contemporains. Un artiste d’avant-garde est donc un incompris, en avance sur son temps, dont l’œuvre, en conséquence ‘sans valeur commerciale’, est, par là même, non négociable. C’est un maudit, mais qui verra peut-être lever cette malédiction et deviendra glorieux et riche s’il a la chance de ne pas mourir trop tôt. »

Partie de pétanque à l’occasion de l’exposition de la Société de protection de l’humour à Avignon en 1969 : Fernando Puig-Rosado, Michel Ragon, Topor, XX, Jean-Pierre Desclozeaux (de gauche à droite) [Françoise Ragon - Topophile]

Chez Slatkine, il rééditera Émile Guillaumin (Tableaux champêtres), Batisto Bonnet (Vie d’enfant), Gaston Roupnel (Nono), Marius Noguès (Petite chronique de la boue), Pierre Hamp (Le Rail), Jean Robinet (l’Autodidacte) ou encore Constant Malva (un Ouvrier qui s’ennuie), renouant avec la littérature populaire. « J’ai beaucoup lu, confie-t-il à Claude Glayman, beaucoup fréquenté, bien connu deux philosophes : Stéphane Lupasco et Henri Lefebvre. Jean Duvignaud, qui est à la fois philosophe et sociologue, est un de mes très anciens amis, un ami très cher. Je vous ai dit parfois que je connaissais personnellement peu d’écrivains. C’est vrai pour les romanciers. Mais parmi les auteurs de sciences humaines, je cultive des amitiés précieuses. Si l’un de mes romans est dédié à Henri Laborit et un autre à Jean Malaurie, ce n’est pas par hasard. » (1) Cela confirme l’abondance de ses références en notes de ses ouvrages ; il est un chercheur doublé d’un auteur, ce qui confère à ses écrits un ton personnel qui les rend accessibles à tous. Cela n’a pas échappé à Claude Massu, qui salue cette combinaison du critique et de l’historien. Étudiant les pages consacrées aux États-Unis dans les trois tomes de son Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, il considère que Michel Ragon « peut être définit comme un historien moderniste critique mettant l’accent sur les aspects formels et techniques, couplé d’un critique d’art dont les goûts vont plutôt vers des architectures sobres, rationnelles et construites au sens fort du terme. » (2)

Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes

Cette « somme », que de nombreux étudiants feuillettent encore, est unique, tant par la masse d’informations dispersées qu’elle rassemble, classe et analyse que par ses nombreuses illustrations, souvent inconnues du public français. Des encadrés chronologiques, des biographies, des bibliographies, de longs extraits de textes d’époque, complètent l’ensemble pour en faire un livre de référence. Bien sûr, l’esprit chagrin trouvera toujours une formulation hâtive, un auteur absent, une œuvre sous-estimée, à ses yeux du moins. Le spécialiste d’une technique constructive ou d’un matériau sera insatisfait tout comme le biographe d’un architecte, sur qui il accumule les monographies de plus en plus savantes... Pourtant, le néophyte, l’amateur, l’étudiant et ses enseignants, y puiseront des données incomparables qui rendent intelligible ce quelque chose de mondial qu’est l’urbanisation des XIXe-XXe siècles, avec ses architectures et ses urbanismes qui s’opposent, s’attendent, s’accompagnent, rivalisent, se détestent...

Paul Maymont et Yona Friedman s'amusent chez Françoise et Michel à la campagne [A.Patrix - Françoise Ragon - Topophile]

Michel Ragon entreprend ici ce que Lewis Mumford a réussi avec sa Cité à travers l’histoire (1961), une vaste fresque historique qui accorde à chaque détail l’importance qu’il mérite, qui sort de l’ombre des situations jusqu’alors inexplorées, qui réévalue ce qui va de soi, qui confronte les théories et cherche à aiguiser l’esprit critique du lecteur et non pas à lui faire ingurgiter une pensée toute prête... Comme il le rappelle dans l’« Introduction » du premier volume (nouvelle édition revue et augmentée de 1986), il a d’abord fait ses gammes en publiant le Livre de l’architecture moderne qui est une sorte d’esquisse de cette « somme », une série d’articles sur la « naissance de l’architecture moderne » dans la revue Galeries des arts (en 1965) et les chapitres sur l’architecture de 1850 à nos jours, dans le volume IV de l’Histoire de l’art (Encyclopédie de la Pléiade). Il met en chantier ce travail car il n’en existe pas d’équivalent en français à la différence de l’anglais et de l’italien, où l’on trouve des ouvrages « généralistes » sur l’architecture et sur l’urbanisme modernes, mais ne couvrant qu’une période ou qu’une partie du monde. De plus, rares sont ceux qui optent d’emblée pour un point de vue social ou qui rendent compte de l’« incessant dialogue entre la sociologie et l’esthétique, entre la technologie et l’histoire ». Il conclut son « Introduction » par ces mots, qui sonnent comme une profession de foi : « L’urbanisme moderne a donné au peuple l’hygiène. Mais on ne vit pas seulement d’eau chaude. Le fonctionnalisme a eu le mérite de vouloir donner aux hommes le nécessaire. Mais il a oublié que les hommes ont aussi besoin du superflu. » Il est impossible de résumer ces trois volumes, tant ils sont riches et passionnants et en ces temps de désastres écologiques et de pandémie, je ne peux que noter la place qu’occupe la santé, l’hygiène, le bien-être mental et aussi les énergies non fossiles, comme le vent et le solaire, ce qui démontre à quel point Michel Ragon se plonge dans l’histoire tout en étant attentif à son époque, avec ses problèmes sociaux et environnementaux spécifiques. Bien sûr la dimension prospectiviste, ce qu’il dit de l’an 2000 par exemple, est à revoir, mais il pointe avec pertinence les enjeux que nous devons relever.

Les Erreurs monumentales

Ses enquêtes, ses visites, ses lectures nourrissent ses articles, qui plus tard, tricotés ensemble, remaniés et enrichis deviennent des chapitres de ses vastes synthèses. À comparer ces divers états de sa pensée, l’on prend conscience de ses évolutions personnelles. Comme en témoignent les Erreurs monumentales (1971) où il écrit, dès l’introduction : « Mieux, l’urbanisme, déguisé comme un faux médecin de Molière en guérisseur urbain, ne serait-il pas en fait le plus grand ennemi de la ville ? Ne serait-il pas qu’un tranquillisant social, voire une simple bonne intention ? Les architectes ne seraient-ils pas les grands ennemis de la nature ? L’urbanisme, comme la technologie, comme l’espace vert, ne serait-il pas simplement un mythe progressiste destiné à faire avaler d’amères réalités ? [...] le lecteur comprendra très vite que les erreurs monumentales, que nous dénoncerons sont moins celles de l’architecture comme monument, que de la société qui a permis le développement de cette architecture, de cet urbanisme. » (3)

Michel, un critique d'architecture

Je ne me souviens plus en quelle année, Sébastien Marot, qui animait alors la Tribune d’histoire et d’actualité de l’architecture (1987-2002) pour la Société Française des Architectes, m’avait invité à présenter un livre, à mes yeux importants. Je choisis les Erreurs monumentales, ayant prévenu Michel, celui-ci s’assit parmi le public nombreux, principalement des architectes et des étudiants en architecture. Je décortiquai l’ouvrage, indiquant ses sources, mesurant son intérêt et énonçant ses mérites. Immédiatement des critiques furent adressées à Michel Ragon plus qu’à son livre et, à la surprise générale, je demandais à un petit monsieur de bien vouloir me rejoindre et de répondre à ces remarques. Ce qu’il fit. L’échange devint plus cordial et quelques temps plus tard, Michel m’annonça qu’il faisait à nouveau figurer ce titre dans la liste des publications du « Même auteur » ; il l’avait retiré, n’en étant plus vraiment satisfait, mais mes arguments l’avaient convaincu...

Ce texte est d’une incroyable actualité, il dénonce la mégalopolisation et appelle à décroître : « La grande ville est l’adéquation de l’urbanisme et du centralisme comme signe du pouvoir. Le désurbanisme, au contraire, serait le signe d’une vraie démocratisation. » Plus loin, il montre que le « travail en miettes » génère « l’espace en miettes » et que les deux empêchent tout être humain d’habiter (là, il se réfère aussi bien à Bachelard qu’à Heidegger pour expliquer que loger ne suffit pas à rendre les gens heureux, qu’ils réclament une « poétique »), que le « grand ensemble » tout comme le mouroir des maisons de retraite sont indignes, que les bidonvilles sont souvent plus habitables dans l’anarchie même de leur édification que la tour de l’urbanisme fonctionnel, qui entasse ses habitants ; que l’urbanisation démultiplie les pollutions qui non seulement saccagent la nature mais développent de pathologies jusqu’alors inédites, et de citer Paul Ricoeur qui écrit dans Christianisme social (n°7-8, 1970) : « Il est parfaitement possible qu’une croissance illimitée viole les lois que nous ne connaissons pas, franchisse des seuils de tolérance que nous ignorons... La mythologie productiviste est-elle inscrite directement dans le socialisme et commune à tous les régimes connus ? Si, un jour, on doit être amené à poser sérieusement la question de la limitation de la production, il n’est pas indifférent que ce problème soit pris en charge par une société soucieuse des besoins réels des hommes... La civilisation industrielle débouche peut-être sur une problématique de limitation de ses énergies et de ses pouvoirs... Ne peut-on envisager que l’homme postindustriel reposera, dans un contexte de civilisation tout à fait nouveau, les vieux problèmes de la limitation du désir qui furent ceux de la sagesse antique ? » Il démontre en quoi l’urbanisme de la ville productiviste détruit la ville, il récuse le zoning, la destruction des centres par la fermeture des commerces, le tout-automobile, les erreurs de la Charte d’Athènes, les « idées périmées de Le Corbusier », la « ville passéiste » comme Brasilia, « l’escroquerie des espaces verts », le bétonnage touristique (à la fois l’opération Languedoc-Roussillon que les stations de sports d’hiver), « l’épouvantail Delouvrier » (du nom du technocrate à l’origine des « cinq villes nouvelles » de la région parisienne), l’embourgeoisement de la capitale, etc. Il appelle les citoyens à prendre en main leur destin urbain, que toute erreur architecturale et urbanistique « porte atteinte à leur santé physique et morale, à l’avenir de leurs enfants, à ‘leurs droits’ ». Qu’écrirait-il à présent ?

Un engagement passionnel

Élevé par les Frères des Écoles Chrétiennes, il reste à l’écart de l’engagement religieux, son compagnonnage avec les anarchistes le place du côté des non-croyants ; néanmoins il reconnaît à l’art une dimension spirituelle, bien loin des églises, de leurs rites et croyances : « La peinture, la musique, l’architecture, la poésie, la littérature, c’est, confesse-t-il à Claude Glayman, l’accession au spirituel. Je ne me lasse pas d’écouter Boris Godounov. Cela fout en l’air Marx et Lénine. L’art conduit au spirituel. La politique sécrète finalement le néant. » (4)

Ses engagements politiques demeurent affectifs, la Fédération anarchiste, Radio libertaire, le syndicalisme de la C.F.D.T. lorsqu’il était enseignant, plus par défaut que par conviction, quelques pétitions pour défendre l’objection de conscience auprès de Louis Lecoin, la « figure la plus exemplaire du mouvement anarchiste », aime-t-il préciser. Peu mondain, Michel Ragon s’isole souvent dans sa maison du Loiret pour écrire, non seulement ses ouvrages mais aussi son impressionnante correspondance avec ses lectrices et lecteurs d’abord, mais aussi des étudiants et principalement ses ami·e·s. Il vit simplement, n’a aucun goût de luxe, a connu la « vache enragée » et ne souhaite pas revivre cette période dont il est sorti par un travail de chaque instant. Aliette Armel, dans son beau témoignage sur Michel Ragon, note « trois aspects essentiels de son caractère : l’entêtement à faire aboutir ses projets, une insatiable ouverture d’esprit et une boulimie de travailleur acharné donnant forme d’ouvrage – informé, documenté – à tout ce qu’il estime digne de son intérêt et de son incorrigible passion. » (5) Je pourrais ajouter bien d’autres qualités (le sérieux de ses recherches, la générosité de ses échanges...) et aussi quelques anecdotes.

Michel Ragon, Alain Bourbonnais et une sculpture de Vidal à l’inauguration de la Fabuloserie à Dicy en septembre 1983 [Françoise Ragon - Topophile]

Celle très connue, qu’il aimait raconter : sa première rencontre avec Aragon et Elsa Triolet, lors d’un vernissage ; il était tout jeune, le poète « officiel du Parti communiste » le questionne sur l’origine de son nom avant de conclure par un tonitruant, « il vous manquera toujours un A » ! Celles moins connues de deux projets restés en rade, faute d’éditeurs, celui concernant Boullée, Lequeu et Ledoux, trois architectes des Lumières à l’occasion du bicentenaire de la Révolution en 1989, et celui sur l’architecture soviétique, pour lequel il engrange une imposante documentation. Peut-être aussi quelques déceptions, concernant des artistes qu’il a aidés, mais sa pudeur refuse de s’étendre... Voici une longue vie bien remplie, comme on dit, qui contrarie le déterminisme social (un fils de pauvre reste pauvre) tout comme le mythe de l’école comme « ascenseur social » (le bon élève bénéficie de cette institution républicaine...) et démontre à quel point chacun peut devenir l’artisan de sa propre existence, surmontant les obstacles, travaillant sans relâche, confiant en sa bonne étoile, qui lui permet de faire des rencontres opportunes, tant amicales qu’amoureuses. Michel Ragon, un ouvrier des lettres ? Un historien des arts ? Un critique d’architecture ? Un homme debout, oui, debout.

Texte

Thierry Paquot

Dessin d’ouverture

William Honffo

Photoraphies issues des archives personnelles de Michel Ragon, reproduites ici avec l'autorisation de Françoise Ragon que Topophile remercie de son accueil généreux.

Notes

(1) Cf. op. cit., p.199.

(2) Cf. « l’Architecture des États-Unis et Michel Ragon : récit d’historien et/ou de critique ? », Michel Ragon. Critique d’art et d’architecture, sous la direction de Richard Leeman et Hélène Jannière, Rennes, PUR, 2013, p.54.

(3) Cf. les Erreurs monumentales, Paris, Hachette, 1971, p.12. On lira également le riche article, « ‘l’Urbanisme contre le ville’ : Michel Ragon et la critique de la ville, années 1960 et 1970 », par Hélène Janière, Michel Ragon. Critique d’art et d’architecture, sous la direction de Richard Leeman et Hélène Jannière, Rennes, PUR, 2013, pp.181-201.

(4) Cf. op. cit., p.199.

(5) Cf. les Itinéraires de Michel Ragon, par Aliette Armel, Paris, Albin Michel, 1999, p.106.

Bibliographie

Quelques romans

Drôles de métiers, Paris, Albin Michel, 1953.

Les Américains, Paris, Albin Michel, 1959.

Le Jeu de dames, Paris, Albin Michel, 1961.

Les Quatre-murs, Albin Michel, 1966.

L’Accent de ma mère, Albin Michel, 1980.

Ma sœur aux yeux d’Asie, Albin Michel, 1982.

Les Mouchoirs rouges de Cholet, Paris, Albin Michel, 1984.

La Mémoire des vaincus, Paris, Albin Michel, 1990.

Un si bel espoir, Paris, Albin Michel, 1999.

Georges & Louise, Paris, Albin Michel, 2000.

Un Rossignol chantait, Paris, Albin Michel, 2001.

La Ferme d’en-haut, Paris, Albin Michel, 2005.

Poésies

La Peau des choses, poésies complètes, 1947-1957, Paris, Jean-Robert Arnaud, 1968.

Quelques essais sur la ville et l’architecture

Le Livre de l’architecture moderne, Paris, Robert Laffont, 1958.

Où Vivrons-nous demain ? Paris, Robert Laffont, 1963.

Les Visionnaires de l’architecture, Paris, Robert Laffont, 1965.

L’Urbanisme et la Cité, Paris, Hachette, 1965.

Les Cités de l’avenir, Paris, Planète-Denoël, 1966.

Histoire mondiale de l’architecture et de l’urbanisme modernes, tome 1, Idéologies et pionniers, 1800-1910, tome 2, Pratiques et méthodes, 1911-1985, tome 3, Prospective et futurologie, Paris, Casterman 1971-1977, nouvelle édition revue et augmentée, Seuil, 1991.

Les erreurs monumentales, Paris, Hachette, 1971.

L’Homme et les Villes, Paris, Albin Michel, 1975.

L’Architecte, le Prince et la Démocratie, Paris, Albin Michel, 1977.

L’Espace de la mort, Paris, Albin Michel, 1981.

L’Architecture des gares, Paris, Dental, 1984.

Quelques essais sur l’art

L’Aventure de l’art abstrait, Paris, Robert Laffont, 1956.

Naissance d’un art nouveau, Paris, Albin Michel, 1963.

L’Expressionnisme, Lausanne, Rencontre, 1966.

Vingt-cinq ans d’art vivant, Paris, Casterman, 1969.

Les Ateliers de Soulages, Paris, Albin Michel, 1990.

Journal de l’art abstrait, Genève, Skira, 1992.

Du côté de l’art brut, Paris, Albin Michel, 1996.

Sur lui et avec

Autour de Michel Ragon, musée des Beaux-Arts de Nantes, 1984.

J’en ai connu des équipages, entretien de Michel Ragon avec Claude Glayman, Paris, Jean-Claude Lattès, 1991.

D’une berge à l’autre (Pour mémoire 1943-1953), Paris, Albin Michel, 1995.

Michel Ragon parmi les siens, revue Plein Chant, n°64-65, 1998.

Les itinéraires de Michel Ragon, par Aliette Armel, Paris, Albin Michel, 1999.

Michel Ragon. Critique d’art et d’architecture, sous la direction de Richard Leeman et Hélène Jannière, Rennes, PUR ; Paris INHA et INA, 2013.