Du lisible au visible

« Obsolescence des ruines » de Bruce Bégout

Julie Beauté | 6 décembre 2023

Introduction

Dans Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats, publié aux éditions Inculte en 2022, le philosophe et écrivain Bruce Bégout propose une réflexion riche et fouillée sur la production architecturale contemporaine. Appuyée sur un nombre considérable de références, de Robert Smithson à Günther Anders, en passant, entre autres, par Hannah Arendt et Rem Koolhaas, l’analyse suit le fil conducteur des ruines.

Après les ruines antiques – merveilleuses – qui donnent à voir le temps corrosif et la résistance des édifices face à la destruction, et après les ruines modernes – fantastiques – qui tendent à annuler le fossé temporel entre la ruine et les visiteur·euses, le troisième âge des ruines est celui de la ruine instantanée. Cette ruine contemporaine n’est pas une pré-ruine, au sens où elle ne serait pas encore assez dégradée pour devenir une ruine. Elle est plutôt une post-ruine, une ruine si rapide et si totale qu’elle n’est déjà plus une ruine, mais un tas de débris. Les ruines contemporaines sont ainsi caractérisées par leur autodégradation interne : la destruction y est intimement associée aux puissances d’édification.

Ce que nous construisons, constate Bruce Bégout, tend en effet de plus en plus à bafouer la première règle que, selon Vitruve, l’architecture est censée suivre, à savoir la solidité. L’architecture devrait être une production artificielle qui résiste à l’effondrement, qui le retarde et le détourne, en opposant à la pesanteur toute-puissante l’effort de persister. De manière catégorique, et parfois sentencieuse, l’ouvrage associe étroitement l’architecture à un ordre qui s’oppose à l’errance et aux mouvements sans but. À l’inverse, la ruine instantanée témoigne du processus de fragilisation intrinsèque et profond qui mine actuellement les productions architecturales.

Les bâtiments neufs apparaissent déjà inexorablement délabrés dans leur conception et leur construction. Les ruines semblent dès lors évacuées, vouées à la disparition, car la possibilité même de dégradation leur est refusée. Les bâtiments ne se dégradent pas lentement selon le processus de ruination : ils disparaissent tout simplement de la surface de la terre.

« En annulant l’opposition entre le chantier et la ruine, à savoir entre la logique de l’achèvement et celle de sa dégradation, la construction contemporaine élève des monceaux de gravats. Telle est la ruine instantanée, la ruine qui précède la ruine et ne peut devenir ruine puisqu’elle l’est déjà. » (p.81)

Renonçant à la solidité, les ruines instantanées, inversées, anticipées, s’inscrivent dans une logique de consommation, d’ingurgitation, où l’idée de durée ne fait plus sens : déstabilisantes, elles rendent le monde inhabitable. La triade moderne construction-consommation-destruction ne peut donner lieu qu’à une production de déchets. Aux ruines se sont donc substitués les décombres, les débris, les gravats. Si la ruine est la mort de l’architecture, alors les gravats sont la mort de la ruine : la ruine instantanée est la ruine de la ruine.

Le temps est donc une dimension essentielle : si la ruine ne perdure pas comme ruine, elle n’existe tout simplement pas. Seul peut devenir ruine ce qui n’est pas tout de suite remplacé. Ce qui surprend donc aujourd’hui, ce n’est pas que les choses disparaissent, mais qu’elles le fassent si vite. L’obsolescence programmée, l’absence de traces durables et les pratiques de destruction ou de recyclage entraînent ainsi l’extinction de l’espèce ruiniste. Le transitoire, le fugitif et le contingent ne sont pas de nouvelles valeurs esthétiques mettant simplement en évidence la vitesse et le changement, mais bien plus des principes historico-transcendentaux qui conditionnent toute expérience actuelle, et notamment celle de la vie urbaine et architecturale.

Pour tenter de sauver les ruines, sans pour autant les romantiser, Bruce Bégout propose une analyse de l’urbex, qu’il décrit comme une pratique de mise en valeur du caduque architectural. Si le ruin porn incite à consommer de jolies images de la dévastation sans en questionner le contexte, l’urbex peut néanmoins se faire le lieu d’une critique radicale de l’urbanisme de l’obsolescence programmée et de la précarisation des modes de vie sous le coup de l’économie de marché. L’exploration des ruines apporte ici une leçon : une fois progressivement dégradé, l’édifice en dit beaucoup sur lui-même et sur les intentions qui l’ont fait sortir de terre. Le vestige est instructif, le déficient est révélateur. Bourrées d’indices, les ruines apparaissent alors comme des centrifugeuses d’histoires.

Cette micrologie des ruines contemporaines propose, sinon la philosophie de l’histoire annoncée haut et fort par l’auteur, du moins une pensée de l’épaisseur temporelle des matériaux et des édifices : elle se donne pour tâche de découvrir ce qui subsiste néanmoins dans ce qui ne subsiste pas et, par là de se préoccuper du futur.

Bruce Bégout (2022), Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats, Inculte, 352 pages, 23,90 euros.