Introduction
L’élection de Christine Leconte, menant la liste du Mouvement, à la tête du conseil national de l’Ordre des architectes stimula un élan d’optimisme, en particulier parmi les jeunes professionnels. En huit ans au conseil régional d’Île-de-France, elle s’était fait connaître pour sa capacité à faire dialoguer toutes les dimensions de l’architecture, de l’agriculture au politique. L’espoir prenait forme que l’Ordre devienne, de l’organe de contrôle mollement apprécié d’une profession, un médiateur engagé entre architectes et société. Au même moment s’ouvrait la séquence électorale, toute aussi stimulante. Nous nous intéressons d’habitude aux pratiques militantes et aux idées singulières. Avec Christine Leconte, nous souhaitions savoir si une institution pouvait agir à la hauteur de l’urgence écologique avec radicalité.
Martin Paquot & Raphael Pauschitz | Quelle voix l’Ordre des architectes peut-il et doit-il porter dans le débat public en ce temps d’élections ?
Christine Leconte | Il y a depuis 30 ou 40 ans un important déficit de vision politique sur l’aménagement des territoires et, plus globalement, l’habiter en France. On parle d’ailleurs de politique du logement et non de politique de l’habitat. C’est tout dire.
Si on questionne parfois notre dernier modèle – celui de la maison individuelle et de son corollaire, l’étalement urbain – il manque un argumentaire, des objectifs, une vision globale. Face au lobbying servant les intérêts particuliers de celles et ceux qui considèrent l’aménagement des territoires comme une manne financière, un produit économique, l’Ordre doit plaider pour l’intérêt général. Il ne s’agit plus de répondre à la question « comment concilier les intérêts privés de chacun ? » mais « comment vivre en France au XXIe siècle ? ». L’ex-ministre déléguée au logement, Emmanuelle Wargon a bien lancé une opération intitulée « Habiter la France de demain » pour alimenter, selon moi, la campagne du candidat Macron, mais c’est une vision qui ne se traduit pas dans les faits. Un changement radical est nécessaire.
Or les architectes ont mis du temps pour se mettre à faire du lobbying. L’Ordre des architectes a des décennies de retard comparé à l’Ordre des avocats sur ce sujet par exemple. On ne compte plus les avocats à l’Assemblée Nationale, alors qu’il n’y a que trois architectes parmi les députés, et encore ils ne le revendiquent pas... Notre profession est peu ou prou absente de la vie publique. Les seuls sénateurs qui ont une curiosité pour l’architecture, comme Jean-Pierre Sueur et Sylvie Robert par exemple, ont été accompagnés et ont développé une culture architecturale qui leur est propre. Nous devons fabriquer cette culture avec eux, c’est le devoir de l’Ordre, tout comme celui de chaque architecte. Nous connaissons tous un élu à qui nous devons expliquer le rôle d’un architecte, que le BTP produit 60% des déchets en France, que le béton de ciment ne se fait pas avec n’importe quel sable, etc.
Si la culture architecturale est insuffisante parmi les élu·e·s, ne l’est-elle pas aussi plus généralement dans la société ?
C’est comme pour la santé et la médecine, tout le monde a quelque chose à dire sur la santé, mais dès qu’on parle de médecine, la parole est réservée aux médecins. De la même manière, tout le monde à un avis sur son cadre de vie mais l’architecte occupe une position de démiurge. Et pourtant je considère l’acte d’architecture comme une manière de spatialiser la démocratie. Notre rôle aujourd’hui est donc de trouver notre juste place, non au-dessus des autres mais à leurs côtés dans une forme d’agora.
Irais-tu jusqu’à dire que l’architecte est un professionnel mutilant, selon l’expression d’Ivan Illich, c’est-à-dire qu’il s’arroge le droit de se rendre obligatoire dans l’acte de construire et qu’il se prétend le seul sachant dans ce domaine, en particulier au XXe siècle ?
Non, je ne dirais pas ça. Il est difficile de comparer l’architecture du XXe siècle et celle du XXIe siècle – je ne permettrais pas de juger étant une architecte du XXIe siècle. Si la profession d’architecte émane de la loi de 1977, nous nous interrogeons aujourd’hui sur la déontologie de l’architecte et sur les conditions d’inscription au tableau de l’Ordre. Pourquoi les jeunes architectes habilités à la maîtrise d’œuvre en leur nom propre (H.M.O.N.P.) ne s’inscrivent-ils pas ? Pourquoi les architectes diplômés d’État (A.D.E.) ne pourraient-ils pas s’inscrire sous conditions ? Ne devrait-on pas partager nos engagements avec les urbanistes et les paysagistes? Comment faire corps, c’est-à-dire se reconnaître dans des valeurs communes et un engagement collectif dans la diversité de nos pratiques ? En tant que présidente de l’Ordre, j’aimerais introduire dans le code de déontologie des architectes le respect de l’environnement et l’engagement écologiste, et spécifier la vocation d’intérêt général de notre profession mais nous n’y sommes pas encore…
Si l'Ordre police la profession, elle défend aussi l’architecture. L’Ordre pourrait-il être un défenseur des espaces heureux ? un inspecteur des espaces indignes et malheureux ?
Ce n’est pas impossible. L’Ordre a aussi un rôle de représentation auprès des pouvoirs publics. L’Ordre n’est pas une corporation, il parle non de l’intérêt particulier des architectes mais de l’intérêt public de l’architecture. Il y a des syndicats pour représenter les intérêts – notamment économiques – des architectes. La vocation de l’Ordre est aussi d’être lanceur d’alerte, en quelque sorte !
L’Ordre n’est pas une corporation, il parle non de l’intérêt particulier des architectes mais de l’intérêt public de l’architecture.
En tant que présidente de l’Ordre, je dois alerter la puissance publique sur les grands enjeux – environnementaux notamment – qui nous attendent dans les cinquante prochaines années. Nous sommes légitimes pour interpeller l’État et les maîtrises d’ouvrage, pour aider au développement des filières de matériaux naturels et locaux, etc. Nous devons nous demander : peut-on encore construire ? qu’est-ce que construire au XXIe siècle ? Dans les cœurs de bourg, cela veut peut-être dire soustraire ; ailleurs cela veut peut-être dire déconstruire et reconstruire à proximité avec les mêmes matériaux. Notre métier et notre formation doivent être repensés à l’aune du réchauffement climatique, c’est-à-dire à partir de la raréfaction des ressources, du confort, des réfugiés climatiques, etc. La pénurie de matériaux que l’on vit actuellement est symptomatique.
La pénurie résulte aussi de la spéculation boursière. Michel Ragon écrivait en 1977, dans l’Architecte, le Prince et la Démocratie (Albin Michel) : « L'architecture moderne, a fait porter ses recherches sur les matériaux (acier, verre, béton armé, matières plastiques) alors que le matériau principal de l'architecture était oublié : l'être humain, obligé de se modeler, de se mouler, de s'insérer en long, en large, de biais, de guingois dans les matériaux techniques de l'architecte. »
C'est très beau. Cela nous ramène à l’essence de l’architecture. L’architecture moderne s’est développée dans les années 1920. Cent ans plus tard, nous entamons les années 2020, à nous de redéfinir l’architecture et nos pratiques. Notre voix doit être forte car les enjeux sont importants et le marché contre nous. Gardons en tête que Vinci représente aujourd’hui en France 300 000 salariés, tandis qu’il y a 30 000 architectes éparpillés. Nous sommes trop peu nombreux pour nous tirer dans les pattes et être nos propres ennemis. Le rôle de l’Ordre est de rassembler. Et de s’engager.
Nous sommes à l’aube de la sixième extinction de masse. Nous devons nous demander comment notre discipline peut participer à éviter, limiter, adoucir cette extinction.
Nous sommes à l’aube de la sixième extinction de masse. Nous devons nous demander comment notre discipline peut participer à éviter, limiter, adoucir cette extinction. Nos façons d’habiter la Terre ne vont-elles pas immanquablement évoluer ? Le siècle du gaspillage est révolu, retournons aux fondamentaux mentionnés par Ragon et formulés par Vitruve. Ne limitons plus notre approche de l’architecture aux normes du XXe siècle. Celles-ci doivent changer, non pour construire plus, plus haut, plus vite, plus cher mais pour construire mieux, avec moins, pour les humains, tout en protégeant le territoire.
Tu as parlé à plusieurs reprises d’engagement. Après-guerre, Sartre a étudié l’engagement des écrivains tandis que Breton invitait les intellectuels à se dégager en devenant les gardiens du vocabulaire. Finalement si l'Ordre est conseil, ne doit-il pas aussi être contre-pouvoir et dénoncer les pratiques indignes et les « grands projets inutiles et imposés » ? Dire haut et fort à une maitrise d’ouvrage privée ou publique qu’elle se fourvoie en menant tel projet d’une autre époque ?
Nous le faisons dans la limite du droit et de ses prérogatives. Nous menons aussi bien des combats juridiques que des combats politiques et culturels. Par exemple, celui du devenir du patrimoine du XXe siècle, qui est une ressource existante éminemment réutilisable grâce à sa structure poteau-poutre et son plan libre. Alors que les enjeux de notre époque nous enjoignent de construire à partir de l’existant, nous démolissons le patrimoine ordinaire du XXe siècle.
Mais nous détruisons aussi le patrimoine exceptionnel du XXe siècle – à l’instar de la cité-jardin de la Butte rouge à Chatenay-Malabry. C’est un scandale ! Alors que 80% des réponses à l’enquête publique estime que le projet est mauvais, le maire passe outre et poursuit son projet de démolitions. Il est essentiel aujourd’hui de ne pas démolir le patrimoine du XXe siècle. Il faut le recréer, le réhabiliter, le réaménager, le réenchanter, le faire revivre.
Idem pour les cœurs de ville. On parle sans arrêt de métropolisation et du manque de logements, alors qu’il y a 3 millions de logements vides en France. Pourquoi nous obstinons-nous à construire plutôt qu'à rééquilibrer les territoires ? Un patrimoine qui ne vit pas, qui n'est pas occupé, est un patrimoine qui meurt. Faisons revivre ces innombrables bâtiments aux nombreuses qualités spatiales.
Pourquoi nous obstinons-nous à construire plutôt qu'à rééquilibrer les territoires ? Un patrimoine qui ne vit pas, qui n'est pas occupé, est un patrimoine qui meurt.
Il y a tellement de combats à mener. Essayons de porter des grands principes et d’éviter que les politiques d’État se fourvoient. Aujourd'hui, mon combat porte sur l'ANRU. Son modèle économique m’interroge : démolir des logements sociaux pour reconstruire de la promotion privée en plus grand nombre me questionne. À nouveau, il s’agit d’une vision court-termiste ignorant les enjeux environnementaux. Je pense qu’il est temps de requestionner une politique publique obsolète, qui a eu des atouts mais qui doit être réajustée. C'est notre rôle de conseil auprès de l'État.
En tant que conseil – et lanceur d’alerte – c’est à nous, par exemple, d’expliquer aux ministres que le béton ne se fait pas avec n’importe quel sable et que celui-ci est une denrée rare et précieuse faisant l’objet d’un trafic mondial exploiteur de communautés et destructeurs d’écosystèmes. Qu’il nous faut nous interroger sur les flux des matériaux. N’est-ce pas plutôt la matière grise qu’il conviendrait de faire circuler et bénéficier ainsi d’une main d’œuvre plus qualifiée ? Il est nécessaire de (re)valoriser les métiers de la construction, de (re)donner une dimension sociale au chantier, de favoriser la transmission des savoir-faire, etc.
Au-delà du conseil à l’État, l’Ordre doit-il être l’avocat des espaces heureux auprès de la société ?
La tâche est ardue : en tant que présidente de l’Ordre, je me sens aussi responsable de la place occupée par l’architecture dans la société. La pression que cela me fait porter est bien lourde ! J’espère que notre profession puisse se serrer les coudes, que les architectes se saisissent de ce but collectif, partagent les idées, mettent leur ambition individualiste quelque peu de côté et fassent ainsi avancer les choses. Dire que le logement n’est pas un produit économique, dire qu’il ne faut pas démolir la Butte rouge… ce n'est pas toujours évident. Inévitablement, quelqu’un vient ensuite me dire : « Mme Leconte, vous ne travaillerez plus jamais dans les Hauts-de-Seine », département où se trouve cette cité-jardin ! Défendre ces engagements, ceux de tous ceux qui m’ont élue, revient à se mettre en danger. J’en appelle aux architectes à mener de front et collectivement ces combats.
Inévitablement, quelqu’un vient ensuite me dire : « Mme Leconte, vous ne travaillerez plus jamais dans les Hauts-de-Seine ».
Dans quelle mesure chaque architecte peut-il individuellement devenir lanceur d’alerte et remettre en question sa commande ? L’architecte n’arrive-t-il pas trop tard dans les processus actuels pour proposer une alternative ?
Je crois que les jeunes générations l’ont compris. Elles font des résidences dans les territoires pour comprendre l’origine de la commande. Elles essayent de redonner confiance en l’architecture en dialoguant avec les décideurs bien en amont des projets. Ces pratiques pionnières aujourd’hui sont les pratiques ordinaires de demain. Aujourd'hui, pour qu'un élu ou un ministre nous écoute, il faut qu'on puisse dire : « Regardez, c'est possible, ils l’ont fait ici, là et encore là-bas. » J’ai besoin d’architectures et de processus à montrer en exemple pour convaincre.
Alors que j’étais présidente de l’Ordre des architectes d’Île-de-France, nous avons créé avec la Chambre d’agriculture francilienne un comité de liaison autour des matériaux biosourcés afin de participer au développement des filières paille et chanvre notamment – qui sont les ressources locales franciliennes.
Quand on ne parle pas seulement au nom des architectes mais au nom de l’architecture, on parle avec les autres protagonistes de la construction, avec les habitants, on intervient dans le débat sociétal et on peut être entendu. Il nous faut parler avec moins de jargon, moins d’acronymes, trouver les bons mots pour embarquer nos interlocuteurs avec nous. Je me rappelle que, durant les débats autour de la loi ELAN, je testais mes discours en défense de la qualité architecturale dans les transports. Je prenais une ligne de bus et j’entamais la conversation avec mon voisin ou ma voisine – notamment les personnes âgées – à propos du projet de loi du gouvernement. Bien que le sujet n’ait pas intéressé les médias, il intéressait mes compagnons de route, car tout le monde a envie d’une cuisine bien pensée, d’un salon spacieux, d’espace extérieur, de parties communes lumineuses… Les usages nous appartiennent en tant qu’habitant et habitante.
Il y a un déficit de culture architecturale dans le débat public…
Absolument, un des enjeux de mon mandat est de parler d’architecture et de sujets architecturaux dans les médias généralistes. Ce serait non seulement bénéfique pour la profession et l’architecture mais aussi pour les citoyen·ne·s et tou·te·s les protagonistes de la construction. Nous devons être plus présents dans le débat public pour influer les politiques publiques.
Nous devons alerter tant sur les enjeux environnementaux et sociaux que sur les risques naturels ou la financiarisation de la fabrication de la ville. Le livre d’Alain Damasio, les Furtifs, est éloquent sur ce dernier point. Il imagine des forfaits premium pour se balader en ville. Il imagine que la ville d’Orange a été racheté par la multinationale du même nom. Nos concitoyens n’ont pas conscience qu’on laisse la fabrication de la ville au privé et que la question du commun est mise de côté. Je pense que c’est aussi le rôle de l’Ordre que de veiller au commun. Le territoire n’est-il pas le commun de la société ? Certes, la propriété privée est au fondement de notre société, mais le territoire appartient à la communauté.
Certes, la propriété privée est au fondement de notre société, mais le territoire appartient à la communauté.
Je parlais des risques naturels et des inondations qui se multiplient et qui posent la question « où construire ? » Aujourd’hui, les assurances payent en cas de catastrophe naturelle. Mais le jour où la caisse de réassurance de l’État ne suivra plus, car on aura trop construit dans des zones à risques, nombre de foyers seront en précarité assurantielle. Pierre Dac disait : « Il est souvent trop tôt pour savoir s’il n’est pas trop tard. » Nous devons prendre conscience des risques. La nature est plus forte que nous, nous ne pouvons travailler contre elle, nous devons apprendre à travailler avec elle. Posons-nous honnêtement cette question que j’évoquais au début : « qu’est-ce que construire au XXIe siècle ? »
Veux-tu nous souffler un début de réponse ?
Si je m’en tiens stricto sensu à l’acte de construire, je peux dire que notre sortie de la culture du tout béton nous ouvre un nouveau monde où les savoir-faire (ré)acquièrent leur juste valeur. En construisant en bois, en paille, en terre crue, en pierre, nous pouvons redonner de la valeur au travail et payer la main d’œuvre — qui par son intelligence et son habilité transforme la matière en matériau — plutôt que le produit. On parle parfois d’intensité sociale du chantier. Ce que je trouve très intéressant, c’est que cela oblige les architectes à mieux connaître ces savoir-faire, créant ainsi un rapport d’égal à égal avec les artisans et faisant du chantier un lieu de conception. Entre la banalisation de la réhabilitation et la généralisation du réemploi des matériaux, la conception va se réinventer in situ, pendant et sur le chantier, qui va inévitablement se métamorphoser.
Propos recueillis par Martin Paquot & Raphael Pauschitz.
L’ordre des architectes a publié début mars, dans la perspective des élections, un plaidoyer intitulé « Habitats, Villes, Territoires : l’architecture comme solution » dans lequel il identifie 5 enjeux et formule 16 mesures.