Du lisible au visible

« Perspectives terrestres » d’Alessandro Pignocchi

Laurent Vincent | 6 juin 2025

Introduction

L’aquarelle d’Alessandro Pignocchi en page de couverture est d’emblée matière à penser le propos du livre : au premier plan un volatile, une outarde, regarde, interdite, des personnages au loin gros comme des fourmis qui se pressent vers la tête d’une colonne de véhicules de gendarmerie en flamme disparaissant dans une trainée de fumée mauve. Sainte-Soline.

Perspectives [1] terrestres [2]. C’est le 5e récit dystopique[3] que l’auteur brosse en aquarelles naturalistes parlantes, où la proposition politique se fait à chaque ouvrage plus consistante, le livre précédent étant un dialogue écrit avec Philippe Descola, préfacé par Alain Damasio (Ethnographies des mondes à venir, Seuil, 2022).

Alessandro Pignocchi trouve le ressort de sa proposition dans l’expérience immersive de la Zad de Notre-Dame des Landes, et assume son soutien au mouvement des Soulèvements de la Terre : « démanteler, désarmer les infrastructures en place, libérer les espaces territoriaux et institutionnels pour laisser émerger ‘autre chose’, pour voir fleurir de nouvelles formes de relationalité, des fragments de mondes plus chatoyants. »

Les enquêtes ethnologiques récentes montrent que les humains, doués de langage, « se distinguent aussi par les relations très singulières qu’ils établissent au-delà d’eux-mêmes, avec les animaux, l’environnement, le cosmos. […] Sur tous les continents, chasseurs-cueilleurs, horticulteurs ou pasteurs nomades interagissent de mille manières avec une multitude de plantes et d’animaux pour se nourrir, se vêtir, se chauffer et s’abriter. Partout les groupes humains s’attachent affectivement avec des animaux qu’ils apprivoisent, qu’ils intègrent dans leur espace quotidien et avec lequel ils partagent habitat, socialité et émotions. Ainsi aucune société humaine n’est composée seulement d’humains. » [4] Ce n’est ni l’agriculture ni la domestication du néolithique qui ont établi la coupure catégorique entre humain et nature, mais l’idéal d’émancipation des modernes qui n’a pas tenu toutes ses promesses, les humains seuls agissant, maitrisant et exploitant la nature, objectifiée et réduite à un décor inerte, aux ressources abondantes à disposition [5].

Alessandro Pignocchi prolonge ce constat solide : « Les projets fascistes saisissent et détournent de leurs causes les affects générés par la crise du capitalisme en créant et en diabolisant un ennemi intérieur. Lorsque les ressentiments débordent de nouveau, que l’ennemi intérieur ne suffit plus à les canaliser, les gouvernements y ajoutent et y mêlent des ennemis extérieurs, et forment des projets guerriers. Dans une telle période, alors que cet engrenage affectif et pulsionnel semble si puissamment en marche, si inarrêtable, appeler à porter notre attention sur nos relations aux plantes, aux animaux et aux milieux de vie pourrait paraître en léger décalage. »

Pourtant ni la rationalité scientifique du nombre de particules de CO2 dans l’atmosphère, ni les appels alarmistes sur ses conséquences dramatiques ne sont capables de mobiliser pleinement les populations. Or il y a une puissance pulsionnelle à réactiver les affects, de joies subjectivantes, d’attachements aux milieux de vie, enrichissant les relations que la modernité a asséché, et capables de faire pièce aux « affects fascistes comme le plaisir de voir les autres se faire défoncés [6] ».

Le scénario hybride qu’il propose porte sur deux leviers : d’une part la volonté d’autodétermination et d’autonomie des territoires de subsistance, donnant aux luttes des objectifs atteignables, et d’autre part le désir d’entretenir des relations riches avec les autres vivants, étendant le champ des alliances (des classes urbaines petite bourgeoise et populaire) et de la composition (par les affects au vivant autre qu’humains), qui se renforcent mutuellement.

« La perspective que nous proposons est gradualiste […]. Elle propose de construire graduellement un à côté du capitalisme, qui se donne les moyens matériels et politiques de l’affaiblir » ; exemples : réseau de ravitaillement des piquets de grève des organisations syndicales par des écologistes de la mouvance autonome et des fermes paysannes, « greniers » de ravitaillement des luttes qui prennent forme dans les comités locaux des Soulèvements de la Terre, réseau de solidarité, listes citoyennes aux élections municipales, achat foncier par fonds de dotation qui permet de créer de la propriété collective et des dispositifs de revitalisation des communs, initiatives de type sécurité sociale de l’alimentation... il s’agit d’imposer « la reconnaissance d ‘un déjà-là que nous aurions nous-mêmes construit ».

Ces propositions sont sur la table ; elles deviendront ce que l’on en fera.

En contrepoint cathartique, les aquarelles d’Alessandro Pignocchi nous invitent à ne pas prendre tout ça trop au sérieux :
Le pinson punk à la mésange : « Il y croit à son truc, tu penses ?
- Ça m’étonnerait, il est pas si con. Mais bon, beaucoup de choses peuvent arriver auxquelles personne ne croyait. »

Alessandro Pignocchi, Perspectives terrestres. Scénario pour une émancipation écologiste, « Ecocène », Seuil, 2025, 192 pages, 19.50 euros.

Notes

[1] En référence au concept de perspectivisme de Eduardo Oliveiro de Castro (épistémologies du Sud) : il s’agit de retourner le regard de l’ethnologue et d’adopter la perspective de l’autre, humain ou non humain.

[2] Terrestre renvoie aux travaux de Bruno Latour notamment: Face à Gaïa, Mémo sur la nouvelle classe écologique.

[3] Après Petit traité d'écologie sauvage, La Cosmologie du futur, Mythopoïèse, La Recomposition des mondes.

[4] Attachements de Charles Stepanoff (La Découverte, 2024), présenté récemment dans Topophile par Caroline Dinet,

[5] Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Bruno Latour, La Découverte,1991 ; et Par-delà nature et culture, Philippe Descola, Gallimard, 2005

[6] Entretien avec A Pignocchi sur le site en ligne Lundi Matin.