Demeure terrestre

Considérations sur la victoire (1/4) : les temporalités de la lutte

Collectif | 1 mai 2021

Introduction

De feuilles volantes en mains amies, ce texte est parvenu à nos yeux. Lutte majeure du XXIe siècle, symbole de la bataille contre les grands projets inutiles et imposés, héraut du combat face à l’urgence écologique, quatre mains de la ZAD se livrent ici à une introspection publique, une autocritique salutaire. Les voies de la victoire commandent de tisser temporalités et territorialités, de peser humeurs individuelles et terreaux d’autonomie. Premier volet.

Le 17 janvier 2018, le premier ministre Édouard Philippe annonçait en direct à la télévision, la mine déconfite, l’abandon du projet de transfert de l’aéroport du Grand Ouest à Notre-Dame-des-Landes, près de Nantes. C’est l’aboutissement d’une lutte vieille de 40 ans, dont les dix dernières années ont vu l’émergence d’une forme politique nouvelle en France, synthétisée par le terme de ZAD passé depuis dans le langage courant. La « zone à défendre », c’est d’abord l’occupation, par quelques squatteur·es en 2007 puis par plusieurs centaines, d’un territoire de 1650 ha comme forme de résistance contre sa destruction. Elle a été durant toutes ces années pour beaucoup un point de focalisation marquant des espoirs de transformation radicale du monde. Car les gestes nécessaires à la défense du bocage deviennent de fait indissociables des manières de l’habiter, d’y construire et d’y cultiver à contre-pied de l’agencement économique et étatique. Comparativement aux autres expériences de squats et zones ponctuellement libérées en Europe occidentale dans les dernières décennies, la ZAD constitue le franchissement d’un seuil en termes de superficie, de nombre de personnes concernées, de durée, de degré de rupture et de prise au sérieux de divers champs d’autonomisation.

C’est aussi devenu l’un des rares exemples de victoire importante d’un mouvement de lutte depuis des décennies en France : une victoire sur un projet d’envergure nationale, défendu par tous les partis de gouvernement, sur la seule base d’un rapport de force établi par la lutte. Sur ce plan spécifique, s’il est par ailleurs évident que le renoncement à construire un aéroport n’épuise pas toutes les raisons de se battre, on peut tout de même parler de victoire totale.

Considérations sur la victoire (1/4) : les temporalités de la lutte
L’aéroport ne se fera pas [ZAD]

C’est que l’objet initial de la lutte se prêtait mal à la demi-mesure : on gagne et l’aéroport ne se fait pas, ou bien on perd et il se fait.

Le reste est affaire d’intelligence stratégique et de résolution à toute épreuve. Le mouvement a ainsi remporté plusieurs batailles, dont la plus flamboyante est sans conteste la mise en déroute de l’opération « César » en octobre-novembre 2012, quand plus de mille gendarmes ont échoué à faire évacuer la zone pour le commencement des travaux, sous la pression d’une intense guérilla bocagère et d’une manifestation de 40 000 personnes venues construire tout un hameau-QG en une seule journée. Mais d’autres épreuves ont été décisives, et marquent à quel point la lutte anti-aéroport doit sa victoire à sa propre détermination.

Comme en 2016 quand, pour essayer de mettre un terme à cet affront à la souveraineté nationale qu’est l’existence d’un territoire en sécession, le gouvernement socialiste tente le tout pour le tout : un référendum local décidera du sort de l’aéroport. C’est alors le « oui » qui l’emporte, grâce à la démesure des moyens de propagande des partisans du projet et à un périmètre électoral judicieusement choisi pour favoriser ce résultat. Mais le soir même du vote l’ensemble du mouvement, y compris sa composante dite « citoyenne », affirme haut et fort que le jeu est biaisé et que la lutte continue de plus belle… Quel combat politique récent peut se targuer d’avoir déjoué ainsi le piège constitué par ce type de capture « démocratique »[1]?

Les deux premiers volets de « Considérations sur la victoire » ont été rédigés depuis l’intérieur de la ZAD, au cœur du mouvement anti-aéroport. Ils s’attachent à synthétiser les enseignements à propos de ce qui a permis la victoire, et de ce qui aurait pu la remettre en cause.

Les deux suivants, avec plus de distance — disons la distance qui correspond à la position de membres de certains comités de soutien —, se livrent à une confrontation de la ZAD réelle avec le concept, si central dans les imaginaires radicaux contemporains, de zone autonome temporaire. Il s’agit de démêler ce paradoxe : si la victoire contre l’aéroport constitue une source d’inspiration pour toutes les luttes, les mois qui l’ont suivie ont été les plus difficiles que la zone ait eu à vivre, de l’aveu général. La perspective d’un abandon a eu beau avoir été préparée depuis plusieurs années, en tentant de se donner des bases solides pour un après, les équilibres qui reposaient sur l’existence d’une cause commune défaillent néanmoins brusquement. Les tensions prennent une dimension difficilement supportable quand c’est le poids de tous les espoirs suscités par la lutte à des milliers de kilomètres à la ronde qui pèsent sur les épaules fatiguées des « vainqueur·es ». La zone se déchire, laissant des plaies à vif. Gagner n’est pas suffisant si l’on ne parvient pas à emporter la victoire sur la victoire. Les difficultés éprouvées à Notre-Dame-des-Landes en la matière peuvent aider les futures luttes à préparer cette seconde bataille. Pour cela, il faut travailler à refaire émerger une temporalité politique qui intègre du temps long, nécessaire à la construction d’une perspective révolutionnaire praticable.

Une lutte majeure

La ZAD se constitue donc en tant que lutte majeure à l’automne 2012, dans un moment de bataille qui renverse les perspectives et ouvre l’horizon. Le petit miracle politique de la défaite de l’opération César eut sa part d’absolu inattendu, avec le constant dépassement de soi dans la boue et derrière les barricades, la générosité fulgurante des populations voisines et les alliances qui germent parfois soudainement dans ces moments de vérité. Le renversement tenait aussi d’une perspective stratégique construite, entre autres avec l’annonce et la préparation un an à l’avance d’une manifestation de réoccupation, le quatrième samedi après le début des expulsions. Le 24 novembre 2012, après des heures de confrontations simultanées à Nantes et dans la forêt de Rohanne au cœur de la ZAD, [voir la carte de la ZAD] lorsque l’État annonce la fin de l’opération, le sentiment de fatalité face à la puissance des tractopelles et des escadrons de gendarmerie a été défait dans la tête de dizaines de milliers de personnes à travers le pays. Pourtant, le défi le plus complexe demeure sans doute de porter par la suite dans toutes leurs conséquences les promesses de ce moment éclatant.

Dans les temps

La radicalité de celles et ceux qui avaient entamé ce combat contre le projet d’aéroport dès les années 70 ne se situait généralement pas dans la disposition à l’affrontement, mais dans une capacité à se projeter dans la durée avec une compréhension juste du rythme de l’adversaire. Les « ancien·nes » nous ont aidé à appréhender à quel point le sens du temps était, à terme, le facteur clé. Du temps, il faut d’abord toujours en gagner par rapport au calendrier de l’État. À ce niveau-là tous les moyens sont bons : recours juridiques en tous genres et grève de la faim portés par les paysans impactés et les associations, mais aussi sabotages et blocages physiques des travaux préliminaires qui se densifient avec l’arrivée des occupant·es. Il va s’agir également, à partir de 2012, de perpétuellement neutraliser à temps la volonté de l’État de se lancer dans une seconde tentative massive d’expulsion qui aurait tiré les leçons des échecs de la première. Le moyen le plus sûr de gagner après la victoire face à César, ce n’est pas de se convaincre qu’elle soit reproductible en tant que telle – ce sur quoi il était difficile de miser – mais d’abord de faire en sorte que les tractopelles et gendarmes ne reviennent pas. Entre 2013 et 2018, à différentes étapes – après la médiation post-César, la décision d’expropriation des habitants historiques ou la victoire du « oui » au référendum sur l’aéroport de 2016 – le gouvernement cherche des fenêtres de tirs. Il ne peut plus imaginer une opération d’expulsion définitive sans commencer immédiatement les travaux et notamment le déboisement de la forêt. Il annonce régulièrement une nouvelle offensive en ce sens, s’aventure même parfois à donner une date butoir. Mais son calendrier est toujours plus ou moins contraint : par les périodes électorales ou celle où les coupes d’arbres sont interdites, par les grands rassemblements annuels qui réunissent sur la zone quelques milliers de personnes tous les juillets, par les astreintes policières relatives à l’état d’urgence, par la trêve hivernale qu’ont obtenue juridiquement certains des lieux de vie squattés de la ZAD ou par celle des confiseurs.

Il y alors pour nous une nécessité absolue à être dans le tempo et à annoncer des gestes offensifs et mobilisations massives au bon moment et à chaque fois que cela s’avère nécessaire. L’opération de 2012 leur avait appris qu’il est difficile d’attaquer et tenir le bocage juste avant une mobilisation annoncée de plusieurs dizaines de milliers de personnes. L’histoire qui suit leur montre qu’il est tout aussi malaisé de démarrer une opération juste après que le centre-ville de Nantes a été mis sens dessus dessous lors d’une manifestation de 60 000 personnes et 500 tracteurs le 22 février 2014. La stratégie préventive ne dispense pas de se préparer sérieusement dans le même temps à une seconde bataille, avec par exemple des formations publiques à la résistance sur le terrain, le regroupement d’une logistique défensive ou des planifications du blocage des voies de communication régionales.

Bâtons dans les roues, filets dans les pattes [ZAD]

Cette exigence rythmique est pendant ces années-là l’objet d’une perpétuelle controverse en interne. La défaite de César a laissé place à une surévaluation assez répandue de la puissance « intrinsèque » de réaction de la ZAD. Elle est d’autant plus fréquente chez des personnes qui s’occupent assez peu d’entretenir le rapport de force et se tiennent généralement à l’écart des diverses dynamiques d’organisation du mouvement. De nombreux habitant·es du territoire voient alors avant tout dans la ZAD un refuge ou une bulle d’expérimentations plus ou moins collectives, plus ou moins isolées, et se situent dans une logique de rupture antagoniste avec un état de mobilisation aussi fréquemment reconduit. Dans certaines franges du mouvement d’occupation, la priorité par ailleurs accordée à un ralentissement de la temporalité des processus de prises de décision et le rejet de la cadence imposée par l’adversaire se traduit souvent en pratique par un parti-pris de remise en cause quasi systématique de toute initiative d’action large. Pour nous, partisans du rythme stratégique, il fallait réagir à temps quitte à hâter parfois les processus sans quoi ce monde en suspens n’existerait plus demain et il n’y aurait alors plus rien à expérimenter ni à débattre. Mais la consistance de l’expérience et l’ancrage victorieux de la ZAD tiennent aussi au fait d’agir, alors même que tout menace perpétuellement de s’effondrer, comme si l’on allait rester toujours. Pendant les années pré-abandon notre pari apparemment paradoxal consiste dès lors à tenter de concilier le temps long de la forêt, de la consolidation des liens et coutumes, des cultures ou des « constructions en dur » avec la permanence d’un certain sentiment d’urgence et la recherche de coups d’avance.

Composition

Il y a toujours eu des moments où les figures les moins lucides de chaque tendance ont essayé de tirer la couverture à eux, de faire croire que la résistance à l’opération César avait été essentiellement « pacifique » ou que l’enlisement du gouvernement tenait purement à la solidité des barricades. Il devrait être aujourd’hui évident que la possibilité et de la ZAD et de l’abandon du projet ont tenu à un déploiement de leviers complémentaires. Rien ne serait advenu sans un discours incisif qui rompe régulièrement avec le ronron militant, ni sans l’attention à pouvoir être néanmoins compris et soutenu largement. Rien sans travail d’info, contre-expertises et recours légaux mais rien non plus sans résistance physique directe. L’État a l’habitude de répondre à l’un ou l’autre de ces problèmes séparément, en jouant constamment de l’opposition de figures claires et séparées : « militants légitimes » bien encadrés et « ultra-violents » isolés. Il a eu beaucoup plus de mal à s’y prendre quand les un·es étaient visiblement aux côtés des autres et pire encore quand on ne savait plus toujours très bien qui était qui. Par un jeu toujours délicat au sein de la communauté de lutte, il a été possible, jusqu’à un certain point, de déjouer les réflexes de replis fétichistes de chacun sur ses formes d’action et de trouver une souplesse tactique adaptée aux divers types d’attaques[2].

Zomes et zombies [ZAD]

Ce que ce mouvement a offert de plus précieux a été un dépassement en ce sens des identités politiques figées, des antagonismes systématiques et binaires qui définissent ce que devraient être, entre autres, les radicaux ou les citoyens, les formes d’actions offensives ou pacifiées. Ce que l’on a appelé la « composition » entre les différents groupes majeurs apparus au fil de la lutte — associations citoyennes avec l’ACIPA, paysan·es de la région regroupées dans le collectif COPAIN, habitant·es et paysan·es « historiques » de la ZAD, naturalistes en luttes, occupant·es et comités de soutien — a été le parti-pris de considérer la possibilité de se tenir ensemble comme notre plus grande force. Elle a opéré à travers une recherche de complémentarité, de bouleversement possible chez les uns et les autres et de goût de l’hétérogénéité. Emportés par l’élan que nous avait donné les complicités nées de l’opération César, il nous est apparu que, tant que l’État n’arriverait pas à créer une brèche dans ce jeu de composition, il aurait les plus grandes difficultés à reprendre la main et à nous mettre en défaite.

Le principal défaut de cette option a été de devoir surjouer l’unité du mouvement pour parer aux tentatives constantes de division auxquelles nous faisions face et de minimiser dans l’espace public un certain nombre d’antagonismes internes réels. D’autre part la pensée du mouvement en termes de grandes « composantes » a pu produire une impression faussée d’homogénéité au sein de chaque groupe, notamment en ce qui concerne les occupants. Tout ceci a contribué à un défaut de lisibilité depuis l’extérieur des tensions internes au mouvement, ce qui participera en retour à envenimer les conflits quand ils se feront plus visibles après l’abandon de l’aéroport.

Enfin, la composition a parfois pu être brandie à contre-sens comme un argument de focalisation sur les seules formes de « sa composante », au nom d’une conception purement juxtaposée de la diversité des tactiques, éludant le nécessaire jeu d’articulation qui les liaient.

Même si l’on a pu régulièrement reprocher à juste titre aux associations de ne pas toujours être assez visiblement solidaires lors d’arrestations de certains opposant·es, le jeu de composition a globalement été un frein vis-à-vis à la répression. Au vu de l’intensité de l’affrontement, de l’illégalité assumée de nombreux gestes vis-à-vis des arrêtés préfectoraux et du code pénal, le niveau de judiciarisation qu’a pu s’autoriser l’État entre l’opération César et l’abandon a été au final extrêmement réduit, surtout en comparaison à la répression des mouvements de lutte contemporains. On peut bien sûr le mettre au bénéfice d’une opacité permise par un certain contrôle du territoire et une culture relativement partagée de l’anonymat. Mais cela n’aurait pu nous protéger sans que nous nous appuyions fermement aussi sur des apparitions très visibles et assumées, ainsi que sur la légitimité publique offerte par un renouvellement incessant d’énoncés de soutien de provenances extrêmement hétérogènes.

Peuple et communauté de lutte

Nos champs d’action et notre imaginaire nous avaient si souvent constitués comme minoritaires et « autonomes » que pendant longtemps l’idée de se percevoir comme une lutte populaire nous était au mieux lointaine, si ce n’est hostile. Le peuple était forcément le fruit d’un mythe républicain excluant, d’un populisme chauvin et démagogique.

Nous nous sommes moqués pendant des années de l’obsession des syndicalistes à « faire du nombre », et avons assumé la légitimité supérieure de petits groupes déterminés et éventuellement coordonnés. Jusqu’en 2012 les chiffres faramineux de manifestants réunis lors des mobilisations de nos camarades « No TAV » du Val Susa paraissaient une réalité certainement enviable mais de toute façon absolument improbable ici[3]. Et puis nous avons soudain découvert l’immense puissance symbolique et physique offerte par une telle masse de personnes réunies sur un morceau de territoire menacé. Le peuple enfin désirable qui nous est finalement apparu dans le bocage lors de l’opération César n’a pas surgi de nulle part. Il était le fruit du travail minutieux d’information et de mobilisation mené depuis plus de 10 ans par les associations. Il était le reflet du maillage social d’une région, de son histoire politique autant que d’un moment d’émotion populaire. Continuer à s’ouvrir à lui c’était aller à la rencontre de tous les pans de la population aptes à se relier à la défense du territoire, avec leurs champs de compétence, leur aura et leurs outils : employées de l’aéroport, syndicalistes de Vinci, charpentiers traditionnels, cartographes de la métropole nantaise, randonneuses, escaladeurs, intellectuelles, médecins, cinéastes, soudeuses, avocats... Autant de personnes souvent circonspectes a priori devant les tentatives communautaires marginales, mais avec qui la rencontre a pourtant été favorisée par tout ce qu’a déployé la ZAD et sa démonstration en actes qu’une autre vie, et notamment un autre rapport à l’activité, était possible et souhaitable. Ce d’autant plus que la ZAD surgit à un moment historique où le degré de diffusion du constat de la dégradation accélérée du monde engendre une quête aussi massive que désemparée de nouveaux points de repères utopiques.

Triton crêté contre béton armé [ZAD]

Le problème avec le caractère populaire d’une lutte est qu’une fois consacré, il doit être régulièrement remis à jour par des mobilisations qui en font la démonstration. Avec l’effet piège qu’une fois passés certains seuils, toute mobilisation en forte baisse risque de prouver le contraire... Et l’obsession de « faire du nombre » nous guette à notre tour. Il s’engage alors une recherche de formes qui concilient la possibilité d’être très nombreux avec une capacité de blocage et de perturbation, alors même que depuis l’émeute du 22 février 2014 certaines composantes sont plus que frileuses à l’idée d’une nouvelle grande manifestation offensive en ville. De là est née l’idée d’étendre la ZAD sur la rocade de Nantes ou sur la 4 voies voisine, en janvier et février 2016, avec l’ambition de tenir plusieurs heures voire plusieurs jours. La réussite d’une journée de mobilisation ne tient jamais au seul chiffre de participation, mais bien à la façon dont elle engage chaque participant·e à être prêt à venir défendre la zone par un moyen ou un autre en cas d’opération policière. C’est ce qu’a cherché à exprimer le rituel des bâtons en octobre 2016, avec le serment fait par des milliers de personnes, en plantant sur la ZAD leurs cannes, leurs piquets ou leurs morceaux de bois sculptés, de venir les reprendre en cas de besoin : « Nous sommes là, nous serons là ».

Il n’y a pas de mouvement élargi si l’on néglige à une échelle plus resserrée l’aspect central de la communauté de lutte : les quelques centaines d’ami·es et voisin·es sur qui l’on peut compter dans la durée, qui sont là dans les moments de gloire et de creux, les coups durs et les bons coups, qui font preuve d’une solidarité quasi inconditionnelle et indéfectible. Ceux qui continuent à tenir des heures en assemblée même en plein hiver et à qui l’on peut se fier pour que le blocage de la région, annoncé en cas de démarrage des travaux, ne soit pas un vœu pieu. La communauté locale de lutte trouve son pendant au niveau national avec les comités de soutien. Les plus actifs se relaient en 2013 pendant des mois dans le hameau reconstruit de la Chateigne, passent plusieurs fois par an pour bâtir de nouveaux hangars, cabanes ou donjons qu’ils se promettent de revenir défendre, participent aux cultures, s’équipent pour venir en quelques heures en cas d’attaque. Pendant 5 ans, les comités font aussi de la ZAD un terrain d’action dans leur propre localité, par des collages, réunions publiques, occupations de lieux de pouvoir, jardins, manifestations... et parfois par l’occupation d’un autre morceau de territoire contre un autre projet d’aménagement.

Passés proches

Le mouvement n’a cessé d’invoquer les histoires locales qui l’avaient précédé. De l’usage commun des landes bretonnes à l’abandon des projets de centrale nucléaires de Plogoff ou du Carnet dans les années 80 et 90, du ravitaillement de la proto- commune insurrectionnelle de Nantes en 1968 aux occupations de fermes par les paysans-travailleurs dans les années qui ont suivi, nous avons eu le privilège de pouvoir puiser dans un passé bouillonnant et de nous y donner des points de références qui ne soient pas que de belles défaites. Une victoire était possible puisque d’autres nous venaient du passé. Nous pouvions nous permettre d’être ambitieux puisque d’autre l’avaient apparemment été. D’autres ou pas d’ailleurs, puisque quelques-uns des plus anciens du mouvement anti-aéroport se sont fait les passeurs directs de certaines de ces histoires. Michel Tarin, par exemple, était l’une des figures de l’ACIPA et l’un des participants à la grève de la faim pendant la campagne présidentielle en 2012. C’était aussi, en 1968, un paysan qui a prolongé la rencontre avec le monde étudiant et ouvrier après mai depuis sa ferme proche de la ZAD, et un des marcheurs, bâton en main, du Larzac à Paris en 1978. Les bâtons de la ZAD, en 2016, sont aussi une manière de lui rendre hommage, un an après sa disparition suite à une longue maladie.

Communautés des luttes [ZAD]

De son côté le mouvement a gagné en consistance parce qu’il s’est retrouvé conté et chanté à son tour. Cela n’est pas tant affaire d’analyses claires et de revendications justes que d’histoires sensibles : de convois de tracteurs qui émergent d’un chemin pour former une ronde protectrice autour d’une maison menacée, de fugueuses à la recherche du nouveau monde, de triton géant dans les rues de Nantes, de banquets homériques, de risques partagés et de montagnes de chaussettes sèches acheminées à travers la boue et les barrages policiers.

[1] À l’époque, chacun avait en notamment tête la manière dont une consultation populaire avait brusquement mis fin en 2011 au mouvement massif contre la construction d’une nouvelle gare souterraine à Stuttgart.

[2] Il faut cependant aujourd’hui souligner que face aux autres tentatives de luttes de type zad et surtout face à la crise des Gilets Jaunes, le pouvoir a développé une tendance à surmonter cette difficulté en assumant largement une répression indifférenciée…

[3] Sur la notion de lutte populaire sur la zad et dans le Val Susa, mais aussi sur la composition, voir Contrées par le collectif Mauvaise Troupe publié aux éditions de l’Éclat.

Ce texte a été publié sous forme de livret imprimé à l’automne 2019 et depuis repris dans plusieurs médias amis de la ZAD.