Demeure terrestre
Considérations sur la victoire (3/4) : bon perdant ou mauvais gagnant
Collectif | 5 mai 2021
Introduction
De feuilles volantes en mains amies, ce texte est parvenu à nos yeux. Lutte majeure du XXIe siècle, symbole de la bataille contre les grands projets inutiles et imposés, héraut du combat face à l’urgence écologique, quatre mains de la ZAD se livrent ici à une introspection publique, une autocritique salutaire. Les voies de la victoire commandent de tisser temporalités et territorialités, de peser humeurs individuelles et terreaux d’autonomie. Troisième volet.
La lutte contre l’aéroport a duré 40 ans ; une bonne part des opposant·es y ont consacré une dizaine d’années de leur vie ; l’euphorie de la victoire n’aura pas duré plus de quelques heures, après l’annonce de l’abandon du projet par le premier ministre le 17 janvier 2018. La ZAD se réveille le 18 au matin avec sur le dos une charge plus périlleuse que celle d’un escadron de gendarmes mobiles. Il s’agit, désormais, de ne pas perdre la victoire.
Non seulement nous manquons de pratique directe en la matière, mais la grande majorité des expériences historiques sont formelles : écrasement ou trahison, et si peu d’espace entre les deux. Habitués des causes perdues, on mesure mal ce qu’il y a de proprement déboussolant à se retrouver subitement projetés hors de la sphère de « l’histoire des vaincus ». Cette inversion des pôles magnético-politiques, le « mouvement » avait pourtant cherché à l’anticiper. Dès 2014 des assemblées ouvertes aboutissent à la lente élaboration des fameux « 6 points pour l’avenir de la ZAD »[1] qui visent à se donner des bases pour demeurer unis après l’abandon du projet. Il s’agit de mettre en travail un commun basé sur le partage à long terme d’un territoire, et plus seulement sur la lutte contre un aéroport. En 2017 le processus de l’assemblée des usages avait été lancé pour mettre plus concrètement en travail les différentes hypothèses de maintien à long terme de l’expérience collective née dans le bocage (y compris dans les champs de tension, d’adaptation ou d’inventions possibles vis-à-vis des cadres légaux). Dans les semaines qui ont précédé l’abandon, la nécessité tactique d’une négociation avec l’ennemi pour garantir au mieux la possibilité pour tous de rester sur la zone avait été actée en assemblée à la quasi-unanimité.
Mais ce 18 janvier 2018, lors de l’AG extraordinaire qui se tient sous le hangar de la Wardine au centre de la zone [voir la carte de la ZAD], rien de tout ça n’a réussi à remplacer le serment tacite qui avait bon gré mal gré tenu le « mouvement » ensemble jusqu’ici. « Il n’y aura pas d’aéroport » : depuis que cette phrase a été prononcé par un premier ministre, ce n’est plus une promesse de lutter ensemble, mais un simple état de fait. Et ce même premier ministre espère justement que ce coûteux abandon lui assure au moins le désistement d’une large partie de celles et ceux qui ont soutenu la ZAD pendant des années, afin de pouvoir enfin y procéder à des expulsions totales ou partielles et raconter qu’il aura mis fin à l’affront de la « zone de non-droit ».
C’est l’épineuse question de la D281, dite « route des chicanes », qui révèle l’éclatement du « mouvement ». Le dégagement de cette voie, qui traverse la zone en son centre et qui est depuis 2012 constellée de semi-barricades de bric et de broc, est la seule condition posée par Édouard Philippe lors de l’annonce de l’abandon pour éviter une intervention policière immédiate.
Ceux des squatteur·e·s qui en occupent les abords sont pour la plupart peu impliqués dans les processus décisionnels du mouvement et ont peu de liens avec ses autres composantes ; autres composantes parmi lesquelles paysan·e·s et habitant·e·s des bourgs voisins demandent depuis longtemps le retour de la route à un état circulant. Aucun compromis ne se dégage des assemblées, la majorité se range derrière le choix de dégager la route « en interne » pour éviter de fournir une justification à une opération policière. Et elle impose ce choix, au besoin physiquement, à la minorité, en partant du principe que c’est au mouvement de gérer ses conflits et qu’il serait profondément fragilisant à ce stade d’en laisser le soin à l’État. Vu de l’extérieur, cela marque la fin officielle du « mouvement » comme entité unitaire capable de se donner des directions communes à travers ses processus assembléaires, en tout cas à l’échelle de l’ensemble des opposant·es à l’ex-aéroport.
La discorde est alors d’ordre stratégique, et prolonge les divergences d’interprétation de la victoire contre César : contre l’argument fantaisiste qui fait des chicanes le meilleur outil de défense de la zone contre les blindés de la gendarmerie, les partisans du dégagement de la route répondent que la capacité de résistance sur le terrain dépend largement de l’appui politique.
Il n’y pas de barricades efficaces sans le large soutien de la population locale et ceci exige de savoir les lever hors des moments d’offensive policière tout en restant prêts à les remettre et à les défendre ensemble à temps.
Mais les conflits d’usages autour de la route minaient depuis longtemps déjà le quotidien du mouvement, exacerbés par l’agressivité de certains barricadier·es et la réapparition régulière d’obstacles au passage des véhicules agricoles (même dans les moments où aucune intervention policière ne menace), ou encore l’implantation de lieux de deal avec leur lot de pratiques délétères. S’ils sont restés irrésolus malgré les multiples tentatives de médiation, c’est sans doute parce qu’ils étaient emblématiques de profondes différences de vision du monde et de désaccords sur ce qui constitue l’assise réelle d’un territoire en lutte. On peut donc faire l’hypothèse que si ces tentatives de médiations avaient trouvé une issue positive à l’endroit de la D281, c’est depuis un autre point d’achoppement que se seraient manifestées les tensions qui ont déchiré la ZAD dans les mois qui ont suivi. Les questions ouvertes par la victoire et son assomption n’ont en effet rien de contingent. Elles relèvent, entre autres, d’un problème éminemment politique : comment durer ?
Réactions à la victoire
Mais avant d’aborder cette question, il peut être utile de rapporter ce qui nous semble avoir été les différents types de réaction devant la victoire au sein du mouvement anti-aéroport.
Une petite minorité, notable surtout par la présence en son sein de quelques figures importantes de la lutte, a choisi de ne pas rester fidèle à ce qui a permis la victoire. C’est elle qui sera à la manœuvre pour l’auto-sabordage de l’ACIPA : quelques-uns de ses dirigeant·es ont obtenu, à grand renfort de votes par procuration, la dissolution de l’association d’opposants historiques alors même qu’une bonne partie de ses membres actifs souhaitaient continuer (ce qu’ils feront en créant une nouvelle association nommée Poursuivre ensemble, qui devra reconstruire réseau et capacité logistique). Si l’épuisement et la nécessité de prendre du recul sont compréhensibles, le reniement des engagements par des personnes qui ont porté les « 6 points » l’est beaucoup moins, et il est même difficilement pardonnable de n’avoir su lâcher la lutte qu’en tentant de la faire disparaître…
Une seconde fraction bien plus conséquente numériquement n’a pas voulu assumer la victoire. Pour une part non négligeable des occupant·e·s ou des comités de soutien, ainsi que pour de nombreux commentateurs sympathisants, gagner, c’est basculer du côté obscur. Pour demeurer dans le « parti des perdants » (sic), il convient donc de contribuer à aiguiser les conflits internes jusqu’à s’assurer de pouvoir en détacher une fraction défaite et un bloc doublement vainqueur (contre l’aéroport et contre la minorité zadiste). Les occupant·es voisins de la D281 sont alors tout indiqués pour incarner, parfois malgré eux, la pureté trahie sur le dos de laquelle s’est conclue la victoire. Le plus tristement cocasse dans la trop célèbre fable de la binarité « occupant·es intègres et radicaux » contre « traîtres à la lutte prêts à se vendre pour leur légalisation », c’est qu’elle vient en tout point valider le storytelling gouvernemental qui prépare l’opinion à une intervention « chirurgicale » contre « une poignée d’irréductibles », faute d’avoir a priori le rapport de force pour expulser tout le monde...
Il convient également, pour les partisans de la « défaite », de nier que l’abandon du projet soit une réelle victoire... C’est qu’on avait bien dit « et-son-monde » ! Ce supplément d’âme politique peut invoquer la défaite totale et simultanée du capitalisme, de l’État, du racisme et du patriarcat, en-deçà de quoi rien n’est jamais gagné. Il a pu aussi se traduire, par un étrange « jusqu’au-boutisme » négociateur, par la revendication de zones 30 km/h et de crapauducs sur et sous la route des chicanes… Qu’importe, l’essentiel est qu’on puisse affirmer que « l’on n’a pas gagné » à Notre-Dame-des-Landes. Il serait certainement profitable pour l’intelligence des luttes à venir de tracer une généalogie de cet étrange syndrome du mauvais-gagnant, mais ce n’est pas l’objet de ce texte…
Poursuivons donc notre typologie par l’attitude du reste des personnes impliquées dans le mouvement, qui se sont confrontées, avec plus ou moins de circonspection ou de naïveté, aux implications de la victoire. Une des difficultés tient alors à ce que celle-ci menace de fuir par les deux bouts, existentiel et politique.
D’un côté, l’attachement au territoire, à ses camarades de luttes et aux dynamiques collectives fait que pour beaucoup il n’était pas question de se satisfaire « d’avoir gagné ici et d’aller maintenant lutter ailleurs » ni de s’isoler dans la seule perspective d’une bataille désespérée contre un dixième des forces françaises de maintien de l’ordre[2]. Rester implique forcément d’atteindre un point d’équilibre stable dans le rapport de force avec les autorités, négocié plus ou moins explicitement. S’il est besoin de le préciser, cette négociation, comme toute bonne négociation au reste, n’a jamais été considérée comme se substituant à la lutte.
Il aura fallu batailler fermement en dehors des bureaux de la Préfecture pour imposer que l’avenir de la zone ne se joue pas dans le « comité de pilotage » mis en place par l’État après l’abandon, dont sont exclues la plupart des composantes du mouvement et en particulier la composante « mouvement d’occupation », que les autorités ont toujours désignée comme ennemi intérieur. Tout l’enjeu est également de défendre les revendications issues des « 6 points » – notamment la prise en charge collective des terres de la ZAD – contre l’ambition des services de l’État d’individualiser chacune des régularisations d’occupation. C’est tout cela qui se joue lors de la première phase d’expulsion début avril, qui fait office d’actualisation du rapport de force : les écarts d’exigences entre le gouvernement et le mouvement ont laissé les premières tentatives de négociations post-abandon dans l’impasse. Dans ce contexte, les sabotages renouvelés de la route D281 en cours de réfection sont utilisés par le gouvernement pour légitimer l’opération policière.
En outre, le sentiment qu’une partie des occupant·es s’enferme dans une logique sans issue fait chuter en quelques semaines une bonne partie du soutien local en cas d’expulsions partielles. L’État exhibe alors sa puissance de frappe et détruit en trois jours environ un tiers des cabanes de la zone jusqu’à étendre les expulsions au-delà du périmètre annoncé[3]. Mais sur le terrain la résistance se fait alors plus forte que prévue et la situation est extrêmement tendue, tandis que le soutien actif menace de se répandre au niveau national[4].
Le quatrième jour, le gouvernement annonce la suspension de l’opération et fait une offre de régularisation élargie et facilitée (sous forme d’une fiche individuelle et déclarative d’installation agricole) assortie d’un ultimatum. En réaction, le principe des fiches individuelles est alors détourné pour qu’elles puissent servir de couverture aux divers collectifs et lieux de vie et soient imbriquées de telle façon qu’elles doivent être acceptées en bloc. Il s’agit d’y inclure aussi les activités extra-agricoles dont la feuille de route gouvernementale a annoncé qu’elles devaient disparaître. Cette stratégie est validée par la plupart des lieux de vie encore debout. Un dossier commun se constitue alors en quelques jours dans une effervescence fébrile.
Une seconde phase d’expulsion aura lieu au mois de mai, visant exclusivement les lieux qui ont choisi de ne pas être couverts par un des projets de convention. Malgré les divergences stratégiques, ceux et celles qui ont fait le pari de la négociation ont tout de même été bien présents sur le terrain pour tenter de ne pas laisser la dizaine de lieux ciblés se faire détruire sans résistance, même si on ne peut que constater que la seule confrontation directe n’était pas (et ne pouvait pas être) à la hauteur pour espérer faire barrage à cette nouvelle opération policière.
D’un autre côté, ne pas perdre la victoire c’est la défendre face aux inévitables réécritures qui chercheront à la vider de sa substance politique fondamentale : avoir été une victoire de la lutte, et non d’une soi-disant prise de conscience tardive du nouveau gouvernement de l’utilité discutable du projet. Mais on mesure bien alors la tension qui naît entre ces deux nécessités : défendre l’importance du rapport de force au moment même où on cherche à le figer provisoirement par un accord de fin de conflit sur certains points et notamment sur le plan militaire.
Si ce qu’il reste du « mouvement » après l’éprouvante année 2018 est toujours en train de chercher des façons de répondre à cette double exigence, il faut souligner pour finir qu’en prenant un peu de recul, la portée politique de la victoire est relativement acquise. Dans les manifestations syndicales du printemps 2018, on trouvera de nombreuses références à la ZAD sur les pancartes des postier·es ou les blouses des infirmièr·es (« ZAD de la santé », « service public à défendre »), comme un symbole de combativité et de la possibilité de gagner. Et il ne manquera même pas d’observateurs autorisés pour établir, peut-être un peu hardiment, une filiation directe entre la victoire de la lutte anti-aéroport et l’irruption des gilets jaunes quelques mois plus tard. Ainsi de Bruno Retailleau, sénateur républicain, ancien président de la région Pays-de-Loire et l’un des meilleurs ennemis de la ZAD :
« C’est à Notre-Dame-des-Landes qu’est née cette autorisation de casser, et le fait implicite qu’en France on pouvait obtenir gain de cause par la violence. […] Voir les Champs-Élysées saccagés, les commerces pillés, les voitures de policiers et de gendarmes attaquées... c’est Notre-Dame-des-Landes sur les Champs-Élysées. »
[1] Texte d’intention portant largement au sein du mouvement les ambitions suivantes : défendre les habitats (des habitant·es dits « historiques» comme des occupant·es), empêcher que les terres préservées aillent à l’agrandissement, continuer à prendre soin du bocage, y maintenir les diverses formes d’expérimentation, de vie et de lutte, ainsi qu’une prise en charge collective du territoire. Les 6 points ont été validés par les différentes composantes et diffusés massivement, modifiant en profondeur l’échelle de projection du mouvement.
[2] Outre les 2500 gendarmes mobiles mobilisés autour de la zad pour les expulsions la semaine du 9 au 15 avril 2018 (soit 20 % des forces de maintien de l’ordre de la gendarmerie), environ 1000 CRS, soit 10 compagnies (sur 60 en France affectées au maintien de l’ordre) étaient présente à Nantes pour la manifestation de soutien le 14 avril (ce qui ne les a pas empêcher d’être largement débordés par environ 10 000 manifestants).
[3] La destruction des 100 noms et de sa bergerie, alors que la préfecture avait annoncé qu’elle ne s’attaquerait pas, dans un premier temps, aux « projet agricoles » fait office de réveil des autres composantes du mouvement quant à l’ampleur des destructions en cours.
[4] Pour un récit plus complet de la première vague d’expulsion et de ses suites, voir « la Revanche sur les communs», mai 2018, et « Tank on est là», mai 2018.
Ce texte a été publié sous forme de livret imprimé à l’automne 2019 et depuis repris dans plusieurs médias amis de la ZAD.