L'utopie ou la mort

Covid #9 | On parle déjà du monde d’après

Emmanuelle Patte | 23 juin 2020

Introduction

Écrites au fil du confinement, Emmanuelle Patte nous propose trois tribunes, trois coups de gueule ô combien mérités par une profession si aveugle… Premier volet : colère et solitude d’une architecte engagée, qui en appelle à vos contributions. Rédigé le 13 avril 2020, en confinement à Montreuil.

On parle déjà du monde d’après. Pourtant on est encore en plein dedans. On est déjà en train de se projeter dans le monde de demain, le monde à imaginer. Je suis architecte. J’exerce depuis 34 ans. Je suis associée de l’agence Méandre-ETC qui défend depuis plus de 20 ans une architecture bioclimatique, écoresponsable, frugale.

Préserver le vide

Architecte, cela ne veut pas forcément dire construire, bien au contraire. Ce n’est pas forcément remplir, bien au contraire. C’est préserver le vide, c’est dessiner l’espace, c’est partir du corps humain, du mouvement. C’est partir du paysage, du déjà-là, de la roche et du vivant, de l’articulation entre les choses. Imaginer, ce n’est pas forcément remplir. C’est d’abord sentir, regarder, comprendre. Parfois laisser tel quel, déplacer une petite chose pour mettre en valeur, ne pas imposer sa propre logique, ne pas arriver avec ses gros moyens.

Ressentir le confinement

On parle déjà du monde d’après. Ne faut-il pas d’abord sentir un peu le confinement ? Subir aussi ce que nous faisons subir aux autres espèces ? Ressentir, regarder, s’attarder sur ce que cela provoque, ce que cela nous fait. Arrêter de bouger, sentir. Arrêter de parler, écouter. Arrêter de remplir le temps, arrêter de s’activer, arrêter d’avoir des réponses, arrêter d’avoir des opinions. Constater, poser des questions. Laisser venir.

Avant d’entrer en créativité, pour l’après, le monde de demain, laisser venir. Eprouver le sentiment qui vient. L’humanité confinée, les hommes empêchés d’aller partout, de s’activer partout, d’occuper l’espace, de tout salir, de consommer. Je ressens une certaine paix, le silence et l’espace donné, rendu aux autres espèces.

Puis je ressens de la colère

La colère est violente, puissante. Colère contre l’inaction devant la situation. On savait depuis si longtemps et on voit bien avec le confinement qu’il est possible d’agir, d’imposer le ralentissement, de légiférer devant l’urgence de la situation. Pourquoi ne le fait-on pas quand il s’agit du climat et, là aussi, de la survie de l’humanité ? Pourquoi nos gouvernements n’écoutent-ils pas les avertissements des scientifiques, qui savent la catastrophe qui se prépare ? Faut-il des morts, aujourd’hui, pour agir réellement ? Ne voit-on pas que, concernant le climat, quand les morts seront là, il sera réellement trop tard ?

Inconséquence de la relance

Colère, aussi, à entendre les intentions de relance. Dès que ce sera fini, le désir de reprendre toutes nos activités, de retrouver tous nos plaisirs, fêtes, voyages, achats, chantiers, nouveautés, dividendes… S’étendre, se déployer à nouveau.

La colère est mauvaise conseillère

La colère empêche la créativité. Pour être créatif, il faut d’abord « ouïer » (comme on dit chez les clowns) : dire oui. Il faut adhérer, prendre, s’emparer de la situation, faire son miel, entrer dans la question. Mais pas non plus être béni-oui-oui.

Le confinement repose la planète

Imaginer le business à venir, rattraper le temps perdu de ces 2 à 6 mois de confinement, s’agiter encore plus, alors oui, ça, ça me met en colère. Depuis le temps qu’on parle d’épuisement de la planète — le confinement la repose, enfin. Depuis le temps qu’on parle d’empreinte carbone, d’économie d’énergie, depuis le temps qu’on est prévenu de la perte de biodiversité, de la montée des températures, du dérèglement climatique, et du coût que les catastrophes sanitaires, sociales, depuis le temps qu’on vit à crédit, que chaque année, le point de bascule arrive un peu plus tôt. Oui, je suis en colère, et il faut commencer par ça. Quand je pense qu’on a donné le nom de René Dumont à la coulée verte, actuellement fermée pour cause de coronavirus, et au jardin d’agronomie tropicale dans le bois de Vincennes, en ruine depuis des années, mais qu’on n’entend toujours pas ce qu’il disait déjà en 1974 lors de la campagne présidentielle et dans son livre, l’Utopie ou la mort, où il se dit saisi à la gorge. Oui je suis en colère, moi aussi saisie à la gorge. Entre colère et envie de dire « on vous l’avait bien dit ».

Dites-moi votre colère

Alors, pour pouvoir passer à autre chose, au champ de la créativité, il faut que je sorte une à une les raisons de ma colère. Et que j’invite quelques-un(e)s de mes collègues, confrères et consœurs, ami(e)s, les gens de mon métier, qui est finalement d’imaginer comment habiter la planète, de se joindre à moi pour cracher notre bile, exprimer notre courroux.

L’étymologie du mot colère, c’est choléra, une maladie bilieuse, contagieuse. Et choléra, ça sonne presque comme corona. La colère, un état affectif et violent, la colère que nous ressentons dans nos métiers, l’impression depuis tant d’années de ne pas être écoutés. Et maintenant s’asseoir, confiné, et tenter d’épuiser le sujet, un peu comme l’ami Georges Perec, faire la liste, un tableau peut-être, sur une idée d’Agnès de la Batie, l’envoyer aux consœurs et confrères, aux amis croisés, actifs, créatifs dans le domaine de bâti, sur le terrain concrètement plus qu’écrivant ou maniant des idées.

Alors, puisque nous sommes confinés, profitons-en pour nous exprimer. Dites-moi vos colères et nous partirons de là, d’une colère contagieuse, pour voir où ça nous mènera.

Emmanuelle Patte est architecte et fondatrice de Méandre-ETC architecture, urbanisme et environnement.

La deuxième tribune s'intitule « Il sera bientôt trop tard ».