L'utopie ou la mort

Covid #9 | Le temps de faire

Emmanuelle Patte | 25 juin 2020

Introduction

Écrites au fil du confinement, Emmanuelle Patte nous propose trois tribunes, trois coups de gueule ô combien mérités par une profession si aveugle… Troisième volet, plus rassurant, après la prémonition et la tristesse, où l’architecte nous invite à apprendre de la période passée, à apprendre à prendre le temps qu’il faut. Rédigé le 11 mai 2020, en confinement à Montreuil.

Architecte, toujours charrette

Alors que nous vivons tout au long de l’année les délais toujours raccourcis et la pression du travail qu’il faut rendre vite et bien, le confinement nous fait vivre un autre rapport au temps. Je suis architecte. Je suis associée de l’agence Méandre-ETC, qui défend depuis plus de 20 ans une architecture bioclimatique, écoresponsable, frugale.

Confinée, retirée

Le confinement me sort de la pression sociale. On nous ordonne de rester chez soi. J’y reste. Je suis inatteignable, dans mon appartement au-dessus du parc des Beaumonts, avec le bruit nouveau du vent dans les arbres que nous n’entendions plus avant à cause de la rumeur de la ville, des autoroutes même lointaines, des avions, des trains, des scooters, du bruit incessant des transports. Je reste à la maison, en télétravail, reliée au monde par le seul téléphone et le seul ordinateur. Il suffit de débrancher tout cela et je suis tranquille.

Ne rien oublier

Le temps si compté, les délais impossibles que nous devons tenir dans nos missions de maîtrise d’œuvre d’architecture, qui comprend aussi la coordination avec les bureaux d’études, qui ont leur propre temporalité, la production des dessins et l’écriture des notices pour défendre le projet, les descriptifs pour décrire exhaustivement l’objet final que nous cherchons à construire. Nous sommes en phase « dossier de consultation des entreprises » d’un projet d’école et il ne faut rien oublier. Car cela entraînerait ensuite des T.S., les fameux « travaux supplémentaires » pour lesquels nous serions blâmés. Ah les architectes ! Ou encore des désordres, de lourdes responsabilités si l’on dérogeait aux normes. Et nous serions condamnés. Ah les architectes !

Je me demande parfois si les maîtres d’ouvrages se rendent compte de la complexité spatiale, matérielle, technique qu’il y a à concevoir, à visualiser et à décrire en 2D un projet : les plans et les pièces écrites. Le bâtiment est un ouvrage réunissant tant d’aspects spatiaux, constructifs, sanitaires, sociaux, économiques, environnementaux, réglementaires, artistiques… dans lequel des hommes vont vivre. Chacun avec ses besoins spécifiques et son esprit critique. « L’architecte a oublié ceci, cela ». Ah les architectes !

Gare à l’inspection

Ces pièces seront relues par de multiples inspecteurs, instructeurs, contrôleurs qui regardent chacun un aspect bien spécifique (2 fois spécifique dans un seul texte !) à l’exception des autres contraintes alors que nous essayons de concilier le tout. Alors bien sûr, ils voient des erreurs. Personne ne peut tout savoir, tout maîtriser, les architectes pas plus que les autres ! C’est un travail d’équipe, et certains de ces partenaires jouent le jeu de chercher avec nous des solutions. Mais avec d’autres, c’est direct la sanction. Ah les architectes !

S’offrir un peu d’air

Alors, le D.C.E. que nous devions rendre le 15 avril sous la pression : grâce au Covid-19, nous avons repoussé cette date au 30 avril pour faire les choses bien. Et là, arrivant à la date butoir, nous nous offrons encore une petite semaine pour mieux travailler.

Si l’on pouvait garder,  à l’heure du déconfinement, le droit de prendre un peu plus le temps ?

Emmanuelle Patte est architecte et fondatrice de Méandre-ETC architecture, urbanisme et environnement.

Ceci est le troisième et dernier volet d’une série de tribunes qui commence par « On parle déjà du monde d’après ».