Du lisible au visible

« Vers une littérature des lieux » de Barry Lopez

Martin Paquot | 31 août 2021

Introduction

Depuis quelques décennies, une nature writing ou « littératures des lieux » se revendique comme un genre à part entière en Amérique du Nord et au-delà. Les éditions Wildproject traduisent et rassemblent ici trois textes du nature writer Barry Lopez – l’auteur voyageur de Rêves arctiques et Of wolves and men – décédé en décembre 2020 : une conférence de 1990 sur « La redécouverte de l’Amérique », une autre de 1996 intitulée « Une littérature des lieux » – qui aurait toute sa place dans Topophile – et un entretien de 2007 avec Oren Lyons, leader amérindien et gardien de la foi du clan de la Tortue.

« Le véritable sujet du nature writing n’est pas, écrit Barry Lopez, la nature, mais l’évolution structurelle des communautés qui ont été coupées de la nature, en général à cause du développement économique moderne. » Autrement dit l’histoire de l’Amérique – comme de toute colonisation – est une source potentielle d’inspiration inépuisable pour une littérature des lieux. Dès sa redécouverte par Christophe Colomb, le territoire américain fut l’objet d’une « exploitation sans foi ni loi ». Les conquistadors et les colons, mus par une soif de richesses qu’ils pensaient dues, ont balayé les communautés existantes et considérés la terre exclusivement en possesseurs. Barry Lopez leur oppose un autre rapport au lieu en mettant en avant le terme espagnol querencia, « un lieu où nous savons exactement ce que nous sommes » et nous invite à « devenir vulnérable à un lieu » afin de construire une intimité entre lui et nous.

« Le véritable sujet du nature writing n’est pas la nature, mais l’évolution structurelle des communautés qui ont été coupées de la nature, en général à cause du développement économique moderne. »

Barry Lopez

S’il n’y a plus de terra incognita, l’exploitation et la domination de la terre ne perdurent pas moins. Il nous faut alors (re)découvrir la Terre, l’approcher comme nous le ferions d’une personne. « Si vous connaissez intimement un lieu, si vous connaissez son histoire, et que vous engagez une conversation éthique avec lui, l’implication est la suivante : le lieu sait que vous êtes ici. Il vous sent. Vous ne serez ni oublié, ni isolé, ni abandonné. » De ce sentiment d’appartenance, nous créerons par la force de l’imagination humaine des histoires qui nous donnerons un sentiment d’espoir. « Nous nous maintenons en vie mutuellement grâce à nos histoires. Nous avons besoin de les partager autant que la nourriture. Nous avons aussi besoin de bons compagnons. L’une des choses les plus extraordinaires avec la terre est qu’elle sait cela, et qu’elle force le langage en certains d’entre nous, de sorte que nous puissions collectivement en parler. » La littérature naît du lieu, de la relation intime, affective, réciproque que chaque être établi avec un lieu, bref de notre topophilie – quoique Barry Lopez n’emploie pas ce mot. Et avec cette littérature des lieux naît l’espoir d’un autre rapport à la Terre – pour soi et les autres –, un rapport non de pouvoir mais de philia.

Trouvons chacun notre chez-soi, trouvons ce lieu où nous assumerons enfin nos « responsabilités d’adultes envers la communauté humaine ».

Barry Lopez, Réécrire l’Amérique. Vers une littérature des lieux, traductions de Baptiste Lanaspeze, Gayané Zavatto et Martin Schaffner, « Petite bibliothèque d’écologie populaire », Wildproject, 2020, 86 pages, 10 euros.