L'utopie ou la mort

Covid #4 | Stratégie de la peur

Gilles Clément | 27 avril 2020

Introduction

Dans un élan véhément, inspiré par la situation unique que nous vivons – entre espoir de lendemains qui chantent, et, désespoir d’un futur au goût dépassé – Gilles Clément, l’auteur du Grand B.A.L (pour Banques-Assurances-Laboratoires, Actes Sud, 2018) s’insurge contre le modèle de la mondialisation ultra-libérale et invite à l’autonomie.

Nous ne sommes pas en guerre. Le covid nous rassemble, il ne nous divise pas. Il ne fait aucune distinction entre riches, pauvres, blancs, noirs, chômeurs ou traverseurs de rues. Mais il se présente comme un imprévisible danger à tous, un commun à partager.
L'imprévisible danger – quelle que soit sa nature – place le pouvoir en devoir de contrôle absolu et légitime sous le prétexte d'une lutte contre le danger en question. D'où le vocabulaire guerrier utilisé pour développer sans complexe une stratégie de la peur dont l'utilité politique est la soumission. Il est facile de diriger un peuple soumis, impossible de procéder de la même façon avec un peuple libre.
Il faut donc asservir le peuple au masque, aux gestes barrière, aux distances règlementaires et à la consommation orientée: tous les magasins sont fermés sauf les grandes surfaces. Les multinationales du pouvoir ont tous les droits, y compris ceux de la transmission du virus par inadvertance, elles agissent au nom de la « guerre » contre l'ennemi, tout peut arriver.

L'ennemi pour ces instances n'est pas un invisible virus, une pandémie, mais un possible accès à un autre modèle de vie. Le pire serait d'aboutir à une économie de la non-dépense. Pour elles ce serait un horrible cauchemar. Elles tentent de l'éviter à tous prix. On s'arrange pour sortir les milliards de la poche, ils reviendront. L'important n'est pas de sauver des vies mais de sauver le modèle économique ultra-libéral, destructeur de la vie sur la planète, tout le monde le sait, mais bon pour les banques. Par conséquent il convient d'assurer une stratégie d'accroissement de la peur afin d'obtenir de la plus grande majorité des habitants de la planète une soumission au mode de vie établi par le principe sacralisé de la croissance. Les médias officiels regorgent d'arguments sur ce thème, les économistes invités renforcent le discours: il n'est pas question de changer de mode de vie mais de le reprendre en douceur avec une totale fermeté, dès la fin des confinements. Le patron du Medef va jusqu'à forcer la reprise au travail qui tue avant même que s'achève la crise. Les informateurs nous préparent à cette option et seulement à celle -là: oui vous pourrez consommer, consommer, consommer, ne vous inquiétez pas, faites ce qu'on vous dit de faire.

Peuple obéissant nous nous masquons. Derrière ce chiffon de fortune nous affrontons sans discussion les réalités de terrain, l'abandon des services publics, le naufrage des hôpitaux, la souffrance des soignants, désormais sanctifiés alors qu'on les gazait trois mois auparavant, nous remplissons les attestations de déplacement dérogatoire en toute humilité pour acheter du pain ou de la farine pour fabriquer le pain chez soi car il faut se confiner... nous faisons ce qu'on nous dit de faire.

Sans doute faut-il passer par cette case pour supporter le « pic » et entrevoir le futur en se libérant de la pandémie. Le confinement rassure ou exaspère, c'est selon, mais il joue un rôle très singulier dans la vie des humains consommateurs que nous sommes en nous obligeant à concevoir une autonomie biologique de base: comment faire la cuisine, par exemple... Nous redécouvrons les gestes de la gestion domestique ancestrale et quasi paysanne. Ceux qui ont un jardin ont de la chance. Pour eux le confinement vacanciel devient une occasion inespérée de transformer l'espace ornemental en urgence vivrière; l'un n'empêche pas l'autre: un potager est aussi un paysage. Quelle que soit la situation nous nous trouvons tous – nous, passagers de la Terre – en devoir d'inventer un nouveau mode vie: celui de la non dépendance à un service vital qui prend le risque de tomber en panne à la moindre palpitation d'un virus.

Pour cette raison la multiplicité culturale et culturelle, la diversité variétale des espèces adaptées aux différents sols et aux différents climats du monde, la capacité pour chaque micro-région de se rendre autonome d'un point de vue de la production et de la distribution alimentaire, la diversité des structures artisanales capables d'en faire... Toutes ces perspectives se présentent à nous comme des possibilités tangibles d'affronter le futur. Cela suppose l'abandon d'une vision mondialisée des échanges où la « compétitivité » (un mot qui se bégaie à l'infini) demeure le véritable outil de guerre, car la guerre est bien là et non uniquement dans un affrontement au vivant mal connu sous une forme de virus. De cette compétitivité absurde et dangereuse naît le marché international effréné faisant circuler le soja ou l'huile de palme d'un bout à l'autre de la planète, pour des raisons douteuses et non indispensables mais qui rapportent. A-t-on jamais calculé le coût écologique d'une fraise venue d'Espagne, d'une rose venue de Colombie, d'un outil, d'un laser ou d'un bout de tissu venu de Chine... et de tous les produits qu'il est possible de produire in situ mais que l'on fait venir de loin?

Ce constat de la dépendance absurde et dangereuse risque bien sûr d'être récupéré par les nationalistes décérébrés dont la tendance est de s'enfermer sur un modèle local-réac activé par un racisme sous-jacent. On ne peut extraire de leur névrose les malades qui ont une vision de l'autre comme ennemi. Ceux-là n'ont pas compris que nous sommes dans l'espace étroit du Jardin planétaire, cette petite biosphère, nageant tous ensemble dans le même bain, celui qui nous permet de vivre. Oui, l'eau que nous buvons a déjà été bue par des plantes, des animaux et des humains avant nous. Plusieurs fois. Telle est notre condition de partage. Il en est des virus comme de l'eau ou de l'air que nous respirons.

Il faut reprendre donc la machine à calculer. Si l'on affecte les coûts de la réparation écologique obligatoire pour espérer pouvoir vivre demain il faut changer urgemment de mode de vie, c'est à dire de consommation, en inversant le modèle de convoitise. Ne pas forcer le «pauvre» à désirer un SUV et douze paires de baskets mais à comprendre où l'on vit et pourquoi c'est le chant des oiseaux qui nous équilibre, pas celui des pots d'échappement le long des trottoirs à joggings forcés.
Est-ce envisageable?
Rien n'est moins sûr mais la prise de conscience venue du covid19 laisse penser aux habitants du monde entier qu'ils doivent envisager sérieusement cet autre mode vie. Les puissants de ce monde s'opposeront avec violence à cette tendance. Ils en ont déjà fait la démonstration à très petite échelle: une armée de CRS face aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes dont l'immense péché ne venait pas d'user de terres squattées mais d'inventer un art de vivre qui utilise la diversité sans la détruire dans une économie assumée de la non dépense... Et qui pourrait servir de modèle! Il fallait à tout prix éteindre ce feu.
Mais le feu n'est pas éteint.
Il couve.
Il peut embraser les continents du futur. Non pour les achever dans la détresse des cendres mais pour les sauver de la destruction par le marché et la plonger dans la dynamique d'un re-création: réapprendre à vivre.

Faudra-t-il un jour remercier les micros organismes de nous avoir ouvert les yeux?

Le 13 avril 2020

Initialement publié sur le site personnel de Gilles Clément.