Nouvelles de nulle part

Covid #3 | Pas de répit pour l’estomac

Gilles Fumey | 25 avril 2020

Introduction

Alors que les restaurants baissent le rideau, que les marchés ferment leur portes et que les supermarchés restent ouverts pour nourrir une population confinée, nous interrogeons le géographe de l’alimentation (et membre du Conseil Topophile) Gilles Fumey. Si quelques alternatives au système agroindustriel mondialisé se mettent tant bien que mal en place localement, les pratiques et cultures alimentaires « conventionnelles » ne seront pas remplacées du jour au lendemain.

Le coronavirus est apparu dans un marché d’animaux vivants à Wuhan, quelques mois plus tard les marchés sont fermés en France, est-ce une bonne mesure, alors même que les supermarchés restent ouverts ?

Il y a sans doute l’idée chez les politiques qu’un marché de plein air a un caractère plus désordonné, moins contrôlable qu’un supermarché. Cette mesure permet de comprendre combien les marchés sont une part importante de l’âme de la sociabilité urbaine et, principalement, de quartier. Leur absence a pu activer de nouveaux canaux de distribution, renforcer les AMAP, les petites boutiques bio y ont vu des opportunités. Le malheur des uns peut faire parfois le bonheur des autres…

Approvisionnement et pénurie

Dans les supermarchés, les clients se sont rués sur certains produits : les pâtes, le riz, la farine, les œufs... et le papier toilette. Que faut-il en déduire ?  Des rationnements et pénuries alimentaires sont-elles à prévoir, si oui sur quels produits ?

L’angoisse de la pénurie est corrélée à cette part d’inconnu et d’incontrôlable qu’a engendré le confinement qui fut autoritaire et, perçu par certains, comme très brutal. On oublie que le consommateur est quelqu’un qui est tout sauf rationnel. Les peurs paniques ne disparaissent jamais dès lors qu’il y a la moindre incertitude sur l’avenir proche ou lointain. Le papier toilette, c’est une allusion à l’hygiène. On n’a pas de substitut à la pâte Fluff. Personne ne sait faire de la pâte à papier chez soi à partir de ses vieux chiffons !

Non, pas de rationnements ni de pénuries à l’horizon. Au contraire, la France produit beaucoup. Les seuls manques de produits frais dans les magasins pourraient être liés à des récoltes impossibles faute de main d’œuvre.   

Covid #3 | Pas de répit pour l’estomac
[dessin de Vanessa Alvarado - pour Topophile]

Fruits et légumes vont donc pourrir sur pied. Comment expliquez-vous ce manque de main d’œuvre agricole en France ? Est-il imputable au confinement, à la fermeture des frontières, à la faible démographie des campagnes ?

Fruits et légumes ont, en partie, pourri sur pied, en effet. La main d’œuvre agricole qui est la « dernière de la cordée » pour prendre une métaphore en vogue chez les gouvernants a toujours été la plus mal payée qui soit. Parce qu’elle ne demande quasiment aucune compétence et que l’ouverture des frontières permet de la recruter dans les pays moins riches, elle est taillable et corvéable à merci comme dans tout système féodal. Ce système craque lorsque les frontières sont fermées de manière autoritaire pour raisons sanitaires. Si la fermeture avait eu lieu un mois plus tard, les ouvriers agricoles étaient en France et auraient été plus faciles à mobiliser. Non, la démographie n’a aucun rôle. Dès que les emplois sont correctement payés, on n’est pas obligé de recruter la main d’œuvre très loin.

Autonomie et sécurité alimentaire

L’arrêt de l’économie globale n’incite-t-elle pas à favoriser une plus grande autonomie alimentaire de chaque région ? Les villes du passé disposaient-elles de réserves en plus d’une ceinture maraîchère et de vergers assurant une part de la consommation des habitants ?

Favoriser une autonomie alimentaire régionale, c’est une demande récurrente depuis une dizaine d’années : les travaux de juristes sur ce qu’on appelle la démocratie alimentaire est à l’origine des plans alimentaires territoriaux qui permettent aux villes et régions urbaines de définir des plans d’approvisionnements locaux. L’économie globale pendant la crise Covid-19 ne s’est pas vraiment arrêtée, les maraîchers ont travaillé, les transporteurs et distributeurs aussi. Mais il est vrai que la prise de conscience dans l’opinion d’une plus forte sécurité alimentaire progresse. Nous publions, avec Thierry Paquot, Des villes voraces aux villes frugales à l’automne 2020 qui explore toutes ces mutations.

En mars-avril 2020, la crainte aurait pu venir d’une rupture d’approvisionnement avec l’Espagne qui livre de nombreux fruits et légumes. Mais l’insistance du pouvoir politique pour que les entreprises de transport continuent à fonctionner a eu raison des réticences des conducteurs. La question est plutôt celle d’une trop grande tolérance du consommateur à des produits qui ont un bilan carbone catastrophique du fait de lieux de production éloignés et conçus en monoculture, avec un bilan social effroyable lorsqu’on connaît les conditions de travail des salariés africains dans les huertas andalouses. Au fond, le marketing est destiné à cacher ces conditions de production terrifiantes. Le procès des associations pratiquant les caméras cachées pour savoir ce qui se passe dans les abattoirs est significatif.

L’industrie agroalimentaire travaille dans des forteresses !

[dessin de Vanessa Alvarado - pour Topophile]

Circuits courts

Cette pandémie planétaire trouvera-t-elle – au moins pour son pendant alimentaire – sa solution locale ? Les circuits courts, plus résilients, s’imposeront-ils à l’issue de la crise sanitaire ?

On est dans une phase de recomposition de l’alimentation humaine qui peut prendre au moins une génération. Une crise comme celle-ci donne un coup d’accélérateur, mais les structures sont là et les hypermarchés vont mettre du temps à mourir de leur belle mort sous l’effet des coups d’Amazon, le plus grand supermarché du monde. Sans compter que l’urbanisme a fabriqué ce genre de situation en étalant les villes à l’américaine autour des voies de circulation automobile qui, elles-mêmes, drainent les clientèles vers les hypers.

Pour que les circuits courts détrônent les comportements des consommateurs habitués à remplir un chariot de supermarché calibré sur le coffre d’une voiture, dont le pendant domestique est le congélateur et le réfrigérateur, il faut imaginer de nouveaux rythmes urbains, un abandon massif de la voiture. Cela ne se fera donc que dans les métropoles bien équipées en systèmes de déplacement multimodaux, mais pour les villes moyennes et petites villes, le processus sera bien plus long. Un maire de ville moyenne qui installe des pistes cyclables aujourd’hui alors que tout le monde circule en voiture ouvre le bal. Mais il faudra beaucoup, beaucoup de temps pour changer les mentalités.

Manger sain

Une bonne santé repose sur un bien manger, est-ce encore possible sans les marchés ? Ce qu’on achète dans les supermarchés est infecté de produits chimiques et autres conservateurs et colorants, souvent nocifs, n’allons-nous pas vers une malnutrition croissante ?

Les petites surfaces et magasins de proximité de qualité (le bio, en général) progressent dans les grandes villes où il y a dans les quartiers centraux une impossibilité d’installer un hypermarché et une clientèle exigeante sur la qualité que, par ailleurs, elle peut se payer. Ailleurs, il faut réussir à passer du marché de niche à quelque chose de plus vertueux. Les jeunes générations y contribuent par la création de circuits courts, dont les AMAP ont été les pionnières. L’épisode Covid19 montre que les livraisons depuis les fermes de production constituent une autre alternative aux nourritures industrielles des grands distributeurs. Il témoigne aussi d’un engouement fort pour tout ce qui est végétal et frais, au détriment des produits animaux. Je dirais que si on en a la conscience, la volonté et un peu d’astuce pour jouer avec les prix, on peut avoir de la bonne nourriture sans marché.

Mais la malnutrition, malheureusement, ne va pas disparaître pour autant, car elle est la synthèse à la fois d’une méconnaissance culturelle de ce qu’est une alimentation saine (produits frais, cuisine à domicile, etc.) et d’un écosystème technico-marchand très puissant, passant par les médias de masse (télévision), la culture de masse (sports, tourisme) et une offre de soins qui permet de prendre en charge sans coût financier pour les malades tout ce qui relève des pathologies de la malbouffe (maladies neurodégénératives, diabètes, cancers). Les insuffisants respiratoires du Covid-19 qui ont submergé les hôpitaux étaient aux quatre-cinquièmes des gens en surpoids.  

Cuisiner

Le confinement favorise le repli sur la cuisine, que des chefs proposent des recettes à faire en famille, que cette activité favorise le partage intergénérationnel, avez-vous observé de nouvelles formes de commensalité ?

Le confinement ne dure pas assez longtemps pour modifier en profondeur les comportements. Tout au plus, y a-t-il une prise de conscience chez certains qu’on peut se nourrir autrement.

Dès lors que les rythmes sociaux nous éloignent de notre domicile pour le déjeuner, nous poussent à rentrer trop tard pour cuisiner, nous offrent du snacking partout où nous nous déplaçons, des gares aux aéroports en passant par les stations-services, les mauvaises habitudes risquent de reprendre pour un certain nombre.

Propos recueillis par Camille Morin et Martin Paquot

À lire

Gilles Fumey, L’atlas de l’alimentation, CNRS, 2018.

Gilles Fumey et Thierry Paquot (dir.), Des villes voraces aux villes frugales. Agriculture urbaine et autonomie alimentaire, CNRS, automne 2020 (à paraître).